Combat et injustice
Par Roland S. Süssmann
Les ironies de l'Histoire sont souvent des retournements de situation qui, au niveau individuel, se transforment en une réalité cruelle et cynique. Ainsi, depuis que l'Estonie a recouvré son indépendance, les hommes qui, en 1945, ont libéré le plus petit des pays baltes du joug allemand, sont aujourd'hui considérés comme des complices de l'occupant. Tel est le cas de ISAAC SERMANN, qui se fait appeler Yitzchok, ancien soldat de l'Armée rouge où il a servi pendant sept ans et demi.
Juif estonien né en 1919 à Tallinn, M. Sermann a grandi dans une petite ville, Rakvere, située à 100 km de la capitale. Son père était plombier mais aussi président de la communauté juive, "Gabaï" (responsable des offices religieux) et président du mouvement sioniste. En raison de ses différentes positions, il a dû quitter Rakvere et est allé vivre à Tallinn. Le petit Isaac était le septième et dernier enfant de parents âgés, qui avaient eu leur premier en 1889. Avec sa s?ur qui vit en France depuis 1928 et qui a 96 ans, Isaac est le seul survivant de la famille. Déjà avant la guerre, Isaac Serman avait eu une scolarité mouvementée. Il a d'abord fréquenté une école allemande avant de partir avec ses parents vivre en France, où il a poursuivi sa scolarité pendant deux ans au lycée Hoche de Versailles. A son retour en Estonie, l'école allemande ne l'ayant pas accepté, il a terminé son cycle secondaire dans une école estonienne. Il est intéressant de noter que ses parents ont été expulsés de France non pas parce qu'ils étaient juifs, mais à la suite d'un décret pris en raison d'un assassinat politique. En 1934, au lendemain de l'assassinat du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier Karadjordjevic, et du Ministre français des Affaires étrangères de l'époque, Louis Barthou, tous les étrangers vivant en France depuis moins de deux ans furent expulsés. Il a terminé le gymnase en 1938 et son père voulait qu'il parte immédiatement en Palestine. Mais le jour où il a fini l'école, il a été recruté par l'armée estonienne pour faire une année de service militaire. Or au cours de cette période, l'armée a rajouté six mois de service obligatoire, et Isaac n'a été libéré de son obligation militaire qu'en mai 1940, soit un mois avant l'arrivée des Soviets à Tallinn. Il s'est alors mis à la recherche d'un emploi mais à l'époque, seuls les industriels juifs engageaient de jeunes juifs pour des emplois fixes. Les usines ayant été nationalisées et leurs propriétaires juifs expulsés puis exilés par les Soviets qui les considéraient comme "éléments dangereux", Isaac Sermann dut se contenter d'accepter de petits travaux.
En réalité, l'Armée rouge était déjà partiellement installée en Estonie et en 1939, l'armée estonienne, en particulier les blindés, était partie en direction de la frontière russe pour combattre les Soviétiques. Le président de l'Estonie, Konstantin Päz, a fait stopper cette opération, évitant ainsi un massacre, car la petite armée estonienne n'avait aucune chance de battre la puissante Armée rouge. Isaac Semann faisait partie de cette expédition, qui a fait un aller-retour de Tallinn à la frontière russe.

Vous avez passé sept ans et demi de votre jeune vie au sein de l'Armée rouge. Comment y êtes-vous entré et comment avez-vous vécu la Deuxième Guerre mondiale ?

Le 6 août 1941 à 18 heures, j'ai quitté ma ville, Rakvere, et à 19h20 les troupes allemandes y ont fait leur entrée. J'ai fui vers Narva, la ville frontière avec la Russie et, dans la nuit du 16 au 17 août, j'ai réussi à passer en Russie. Là, j'ai rejoint un régiment d'ouvriers qui était en formation et avec lequel je suis resté jusqu'au mois de novembre 1941. Notre première grande bataille a eu lieu à Kinghissepp, car nous étions déjà encerclés par les Allemands qui avaient fait une percée jusqu'au lac de Peipous. Dans mon régiment se trouvaient d'autres Juifs, l'un d'entre eux, Alexandre Grossmann, était un ancien camarade de classe avec lequel j'étais très lié. Ce dernier a participé à toutes les batailles de la guerre sans être blessé et à un moment donné, il a même fait office de traducteur entre des commandants russes et allemands (prisonniers), étant le seul à parler les deux langues. Il vit toujours à Tartu et au mois de mai dernier, il a fêté son 82ème anniversaire. De Kinghissepp, nous nous sommes repliés sur Leningrad que nous n'avons pas atteinte, nous nous sommes arrêtés aux portes de la ville à Peterhof où nous avons livré une bataille des plus atroces. A un moment donné, une bombe a explosé près de moi et j'ai été tellement choqué que je suis resté sourd et muet pendant trois jours. Sur le plan de la nourriture, c'était très simple: nous avions droit à 175 grammes de pain par jour. Étant donné qu'il provenait de Leningrad qui était déjà assiégée, nous le recevions après trois jours tellement congelé que lorsque nous le dégelions entre nos mains, il ne restait pratiquement que de l'eau. Nous nous rendions alors dans les champs de patates où nous trouvions quelques pommes de terres crues. La Luftwaffe lançait des attaques sur Leningrad au rythme de 30 à 50 Junkers toutes les dix minutes. Comme la DCA russe était très puissante, les bombardiers allemands faisaient demi-tour et larguaient toutes leurs bombes dans la mer Baltique et dans le golfe de Finlande, car il leur était impossible d'atterrir munis de leurs bombes. Il faut bien comprendre que tout le front côtier était en feu mais en plus, la mer cuisait effectivement à gros bouillons. Tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai vécu après ces attaques était peu de choses devant l'ampleur de ces assauts. Il faut bien comprendre que nous étions stationnés avec le dos à 800 mètres de la mer et les chars allemands face à nous. Finalement, nous avons réussi à faire une percée et sommes arrivés aux portes de Leningrad d'où je suis parti, par le lac Ladoga, ce qui ne fut pas une petite épopée, vers la première gare. De là, notre unité s'est embarquée pour un voyage de trois semaines vers la Sibérie. Entre-temps, j'avais appris où étaient mes parents qui avaient été évacués avec mon frère et sa fille. Mais l'armée ne m'a pas autorisé à les rejoindre en Europe, j'ai donc dû continuer jusqu'à Omsk, où j'ai été affecté dans un Kolkhoze estonien, créé avant la guerre par des gens venus d'Estonie pour y bâtir une vie meilleure que celle qu'ils avaient au pays. J'y ai travaillé pendant trois semaines avant de recevoir l'ordre de rejoindre la Première division estonienne. Le 10 janvier 1942, je suis retourné à Omsk et une semaine plus tard, j'étais incorporé dans la division. Lorsque je servais dans l'armée estonienne, je n'étais que soldat, mais en raison de mes antécédents militaires, l'Armée rouge m'a nommé commandant adjoint d'une unité élémentaire d'un régiment d'artillerie. C'est d'ailleurs à ce titre que j'ai participé à la première bataille de notre division. La Deuxième division estonienne a été fondée en mars 1942 et, ensemble, ces deux divisions comptaient près de quarante mille hommes, regroupées sous le titre du "Huitième corps estonien". Ce dernier a alors été transféré dans une petite ville située aux alentours de Moscou et à un moment donné, nous avons reçu l'ordre de repartir en direction Stalingrad. Je ne sais pas pourquoi, en chemin, notre convoi a été détourné vers Valouki où nous avons participé à une bataille terrible en décembre 1942. Lorsque nous étions stationnés près de Moscou, nous avions entrepris de très grandes man?uvres et étions fins prêts à nous battre sur un champ ou dans une forêt. Nous n'avions aucun entraînement pour les combats de ville. Or à Valouki, nous avons été confrontés pour la première fois dans l'histoire de l'Armée rouge à une lutte acharnée qui s'est déroulée dans une ville. Nous avons eu des pertes terribles, beaucoup de jeunes Juifs y ont laissé leurs vies, un grand nombre est rentré grièvement blessé, certains sont restés invalides à vie. J'y ai perdu de grands amis et des gens qui m'étaient très proches. Comme pendant les premiers jours les pertes subies étaient considérables, l'armée a fait venir un autre régiment de Sibérie. Afin d'illustrer l'ampleur du drame, je vous donnerai deux exemples. Étant donné que nous étions au mois de janvier, il ne faisait pas jour avant dix heures du matin. Les nouvelles troupes arrivaient vers huit heures et étaient immédiatement intégrées au combat. C'est ainsi que j'ai vu débarquer Micha Blechmann, un grand sportif de ma ville Rakvere. Lorsque je l'ai rencontré, je lui ai dit: "Fais attention à toi, la situation est très dangereuse. Viens me retrouver ce soir et je pourrai t'intégrer dans mon bataillon". Je ne l'ai plus jamais revu... Puis il y avait le mari de ma cousine, Shlomo Kulman, à qui j'ai dit la même chose... lui non plus, je ne l'ai plus jamais revu. Il n'était pas possible de faire changer de bataillon ces hommes dès leur arrivée, car ils étaient immédiatement envoyés au combat. Les exemples sont nombreux et douloureux. Nous avons aussi perdu des jeunes Juifs dans les combats pour la libération de l'île de Saaremaa. En arrivant avec mon unité dans les environs de Tallinn, nous avons croisé une autre unité qui partait sur cette île. Parmi les soldats se touvait l'un de mes amis, Avraham Blechmann. Nous nous sommes salués de la main..., c'est la dernière fois que je l'ai vu. Le 8 janvier 1943, j'ai été blessé et hospitalisé pendant un mois dans la ville de Kalin.

Quand et dans quelles circonstances êtes-vous retourné en Estonie ?

Nous avons continué la guerre de bataille en bataille, de pertes en pertes, mais sans jamais oublier notre principal objectif: la libération de l'Estonie. En 1944, nous étions à Leningrad, qui était libérée de son encerclement, et au mois de mars, les premiers combats ont eu lieu en Estonie, à Narva. Au mois de juillet, nous avons mené une terrible bataille pour forcer le passage du fleuve Narova. Au cours de ce combat, l'un de mes très bons amis, Avraham Freimann, s'est distingué. Plus tard, je l'ai recommandé pour une décoration et c'est ainsi qu'il a obtenu l'Ordre rouge de l'étoile à cinq pointes. Il est mort il y a deux ans.
En septembre, nous avons repassé le lac de Peipous avant de nous retrouver dans une bataille pour forcer le fleuve Embach. De là, nous avons progressé assez rapidement vers Tallinn. Vous devez savoir que si nous avons vécu beaucoup de moments terriblement tragiques, nous avons aussi eu des instants de bonheur et d'émotions et les anecdotes sont nombreuses. Un soir, alors que nous étions dans un village, j'ai habité pour une nuit chez l'habitant. En discutant, je me suis rendu compte que leur fils avait été à l'école avec moi à Rakvere. La famille était sans nouvelles depuis des mois. J'ai pu leur en donner, ayant rencontré le jeune homme... la veille même. Le lendemain, mon unité est partie à Tallinn pour libérer la capitale et il était prévu que je me joindrais au commandement parce que je parlais estonien. Or, une demi-heure après avoir été désigné, on m'a signifié que j'étais remplacé. Il n'était pas concevable qu'un Juif soit parmi les premiers libérateurs de Tallinn. Je suis retourné dans la capitale plus tard et le 24 décembre 1944, j'ai retrouvé, par hasard, mes parents, mon frère et sa fille. En 1947, j'ai été démobilisé après avoir été blessé trois fois pendant la guerre.

Pendant la guerre, saviez-vous que des milliers de Juifs avaient été déportés en Estonie pour y être assassinés ?

De nombreuses rumeurs nous parvenaient, mais ce n'est qu'en 1944, en rentrant au pays, que j'ai découvert l'ampleur du désastre.

Aujourd'hui, votre action dans l'Armée rouge n'est pas très appréciée. Que ressentez-vous à ce sujet ?

Le retour du corps estonien à Tallinn s'est fait à pied, au départ de Riga. En Lettonie, nous étions applaudis, fêtés, et une fois la frontière passée, tout le chemin était un grand parterre de fleurs. Le 17 juin 1945, le Eesti Laskurkorpus a défilé dans les rues de Tallinn: un cortège long de 8 km et fort de 30'000 hommes ! Je me rappelle parfaitement la manière dont nous avons été accueillis par les mères, les s?urs et les filles estoniennes. Je n'ai jamais vu un occupant être acclamé par une foule aussi enthousiaste, le couvrant de fleurs. Malheureusement, aujourd'hui, nous sommes dans une situation où ceux qui ont collaboré et combattu avec les nazis sont considérés comme les libérateurs. Nous, qui avons combattu dans l'Armée rouge, défait les nazis et libéré l'Estonie du joug allemand, sommes mis au ban de la société qui voit en nous des suppôts de l'occupant ! Cet état de choses n'est pas facile à vivre, car nous sommes les parias de la société.

Après la guerre, Isaac Sermann a poursuivi ses études à l'Université de Tartu. Il est devenu journaliste, puis a été forcé de rejoindre la Cinémathèque nationale avant de prendre sa retraite. Cet ancien commandant juif de l'Armée rouge estime avoir mené un combat juste, celui du bien contre le mal. Aujourd'hui, il ressent beaucoup d'amertume, mais il continue à donner des cours et des conférences sur "sa" guerre, en particulier dans le cadre de l'école juive.