Un sort particulier
Par le professeur Dov Levin *
Le sort du judaïsme estonien pendant la Shoa diffère de celui des autres communautés juives des États baltes. Alors que des dizaines de milliers de Juifs en provenance de divers pays européens ont été concentrés et exterminés en Estonie, la majorité des Juifs de la communauté locale a trouvé refuge en URSS. Bon nombre d’entre eux ont combattu les Allemands soit dans l’Armée rouge, soit dans des formations semi-militaires.

Pendant la période d’entre-deux-guerres, environ 4500 Juifs vivaient en Estonie, constituant 0,4% de la population. Quant à leurs origines et à leurs cultures, elles étaient issues de trois sources: la première était russe, de par les cantonistes, ces «soldats de Nikolaï» enrôlés de force pour un service militaire de 25 ans et dont les survivants ont finalement été libérés; la deuxième provenait de Juifs venus de Courlande (Lettonie occidentale), qui avaient une éducation allemande; la troisième, originaire de Lituanie et de la partie orientale de la Lettonie (Latgalie), avait bénéficié d’une profonde culture juive. Au sujet des cantonistes, il est intéressant de souligner que leur établissement en Estonie avait été facilité par la Russie, dont l’intention était de coloniser pacifiquement ce petit pays. C’est la raison pour laquelle les Russes avaient offert aux soldats juifs démobilisés de leur construire une synagogue, de faire venir des rabbins et toute la panoplie cultuelle requise pour le bon fonctionnement d’une communauté juive. Les personnes engagées venaient de Lituanie et de Lettonie. Rappelons que c’est en 1894 qu’Alexandre III avait accordé aux Juifs le droit de s’installer dans l’ensemble des provinces baltes, déclenchant un afflux de population en provenance des diverses régions de la Russie. Leur présence avait ainsi rempli le vide laissé par l’émigration vers les États-Unis, qui avait débuté autour des années 1890. Pendant la Première Guerre mondiale, 110 Juifs avaient été mobilisés et 250 s’étaient volontairement engagés pour combattre dans la Guerre d’indépendance de l’Estonie, de 1918 à 1920. Au faîte de sa gloire, l’Estonie comptait environ 4500 Juifs, dont environ 2200 vivaient à Tallinn, 920 dans la ville universitaire de Tartu-Dorpat (qui reçut les premiers étudiants juifs en 1840 et dont le premier diplômé était Alexander Wulfus originaire de Jelgava), les autres 1300 étant disséminés à travers les autres villes et villages du pays. La plupart des Juifs étaient des hommes d’affaires et des employés de commerce ou administratifs. Financièrement indépendants, très peu d’entre eux avaient besoin d’assistance. Aucun Juif n’était fonctionnaire et il n’y avait pour ainsi dire pas d’officier juif dans l’armée estonienne.

Dès 1926, en dépit de la montée du nationalisme et de l’antisémitisme et à l’instar des autres minorités, une autonomie culturelle totale avait été octroyée aux Juifs. Celle-ci était restée en vigueur jusqu’à l’annexion de l’Estonie par la Russie, conformément au pacte germano-soviétique, et à l’arrivée des troupes soviétiques le 15 juin 1940. Malgré sa petite taille, la communauté était remarquablement bien structurée, toutes les tendances religieuses et politiques présentes en Europe orientale y étaient représentées, de l’extrême gauche à la droite la plus radicale. L’autonomie dite «culturelle» accordée aux minorités était en réalité un instrument très puissant qui permettait aux différentes communautés d’encaisser (même par la contrainte) des impôts locaux. Malgré la présence de dissensions politiques et religieuses au sein de la communauté, celle-ci était d’un niveau culturel et intellectuel très élevé, en particulier dans la ville universitaire de Tartu, le Heidelberg russe, où il existait également des corporations estudiantines très actives et extrêmement bien organisées, gérant notamment les systèmes de bourses pour les étudiants. Ces beaux jours de vie communautaire ont pris fin assez vite. Dans la mouvance de l’essor des activités des nationalistes estoniens, soutenus par l’Allemagne nazie, et en raison des rapports des réfugiés juifs polonais qui avaient réussi à atteindre l’Estonie vers la fin des années 30, la communauté est devenue de plus en plus inquiète et les premiers Juifs sont partis vers la Palestine. Lorsque les États baltes ont été annexés par l’URSS, les Juifs ont pratiquement été coupés de ces communautés, leur liberté de mouvement et de déplacement étant bloquée. Dès le mois de juin 1940, le processus de soviétisation de l’Estonie a été lancé et si les nationalisations n’ont finalement affecté qu’une petite partie de la société juive, il en a été tout autrement des déportations vers l’Oural. Huit jours avant l’invasion allemande, soit le 14 juin 1940, pratiquement 10’000 Estoniens ont été exilés vers la Sibérie, dont 500 Juifs. Pendant les vagues d’arrestations, ces derniers ont été particulièrement mal traités étant, en majorité, d’anciens industriels et des membres du mouvement sioniste classés comme «éléments dangereux». Parallèlement, un certain nombre de Juifs, spécialement ceux qui faisaient partie de la classe ouvrière ou qui avaient été socialistes, se sont vu offrir des postes gouvernementaux, dans la police et au sein de l’armée. Mais l’Allemagne a attaqué l’URSS le 22 juin 1940 et la Wehrmacht a fait son entrée en Estonie le 4 juillet 1940. L’occupation totale de l’Estonie a pris pratiquement deux mois et s’est terminée par l’évacuation de Tallinn par la mer en direction de Leningrad. Un petit nombre de Juifs ont également pu fuir par cette voie. Les Juifs ont activement participé à la lutte des Soviets contre les Allemands. En définitive, environ 3000 d’entre eux ont réussi à fuir vers l’intérieur de la Russie, en fait leur unique porte de sortie. Certains ont pu y rebâtir une nouvelle vie, d’autres même étudier à Moscou. Tous, hommes et femmes, souhaitaient être enrôlés dans l’Armée rouge et seuls quelques centaines ont été intégrés dans les divisions estoniennes de l’Armée rouge, Esti Laskurkorpus. Tous les Juifs estoniens qui vivaient encore sur place au moment de la chute de Tallinn, soit un total de 979 personnes, ont été assassinés par les Allemands et leurs complices nationalistes estoniens. Dans les premières semaines de l’occupation, tous les biens juifs ont été confisqués, les Juifs étaient soumis à de nombreuses interdictions antisémites et obligés de porter l’étoile jaune. Le Sonderkommando SKI, sous la direction du SS-Obersturmbandfüher, le Dr Martin Sandberger, était chargé de leur exécution. Ils étaient aidés dans leur funeste tâche par le groupe estonien nationaliste d’extrême-droite «Omakaitse» (amis de la forêt). Ces unités ont commencé par arrêter et assassiner des centaines d’hommes âgés de 16 ans et plus. Les autres, les femmes et les enfants étaient concentrés dans des écoles et soumis au travail forcé avant d’être tués dans le camp de Harku, près de Tallinn. Le 12 octobre 1941, Sandberger a écrit dans un rapport à ses supérieurs que tous les hommes de 16 ans et plus, sauf les médecins et les personnalités juives désignées par les Allemands, soit 440 Juifs, avaient été exécutés par les groupes «d’autodéfense estoniens».

Au sujet de la période de la Deuxième Guerre mondiale en Estonie, il y a plusieurs aspects intéressants qu’il faut relever. Premièrement, l’Estonie est le seul pays balte où plus de Juifs locaux ont été sauvés – grâce à leur fuite en URSS - qu’assassinés par les Allemands et leurs complices locaux. Deuxièmement, l’Estonie a été le premier État déclaré «Judenfrei» par les nazis, vers la fin 1941. Troisièmement, les Juifs déportés par les Soviets ont été sauvés et ce en dépit des conditions très dures. Il faut aussi rappeler qu’un certain nombre de Juifs, qui auraient pu trouver refuge à l’intérieur de la Russie, ont préféré rester en Estonie, craignant plus les communistes que les nazis. Tous ont été assassinés par les Allemands et leurs auxiliaires. Certains d’entre eux disaient: «Mieux vaut être esclave chez les Allemands que bien traités chez les Soviets.» Pour terminer, il faut souligner que des dizaines de milliers de Juifs de toute l’Europe ont été déportés en Estonie pour y être internés dans vingt-cinq camps de travail et forcés à travailler dans des mines de schistes bitumeux, à creuser des tranchées anti-tanks ou à construire des bunkers. Le camp principal était à Vaivara. Lorsque les Juifs étaient affaiblis ou malades, ils étaient assassinés. Un grand nombre d’entre eux sont morts de maladie, de faim ou sous la torture. Avec l’avancée de l’Armée rouge, les Allemands ont évacué les Juifs par la mer Baltique vers le camp du Stutthof. Entre le 18 et le 19 septembre 1944, la majorité des Juifs des camps de Klooga et de Lagedi a été assassinée, seules quelques douzaines ont survécu.

Entre 1944 et 1950, environ 1’500 Juifs estoniens survivants, qui avaient pu fuir vers l’URSS, sont retournés en Estonie. Un très petit nombre de ceux qui avaient été exilés vers la Sibérie a été autorisé à rentrer en Estonie. Un soldat juif démobilisé, de retour à Tartu, raconte: «Lorsque nous nous sommes retrouvés entre amis pour faire le décompte de ceux qui avaient survécu, nous étions ébranlés… En fait, seuls trois ou quatre étaient encore présents – il n’y avait plus personne à qui parler.»

De 1944 à 1991, le rideau de fer s’est abattu sur l’Estonie et sur sa communauté juive. Le plus petit des États baltes est de nouveau devenu une «République»… soviétique ! Mais c’est là une autre Histoire.


*Le professeur Dov Levin dirige le Département d’Histoire orale de l’Institute for Contemporary Jewry de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il a écrit treize livres qui ont été traduits en six langues et publié de nombreux articles. Il a reçu de nombreux prix très prestigieux.Le professeur Dov Levin est né à Kovno, en Lituanie. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il a combattu les Allemands et leurs complices locaux dans les rangs des Partisans soviétiques. Il est arrivé en Israël en 1945.