Jérusalem et Zagreb – Ljubljana – Bratislava | |
Par Roland S. Süssmann | |
Avec la visite historique du président croate Stjepan Mesic à Jérusalem, les deux nations viennent de franchir une étape constructive dans leurs relations. Afin d’analyser celles-ci à la lumière de la conduite passée des Croates à l’égard des Juifs et des nouvelles donnes résultant de cette visite à Jérusalem, nous avons rencontré S.E.M. DAVID GRANIT, ambassadeur d’Israël non-résident en Croatie, en Slovénie et en Slovaquie. Pouvez-vous brièvement rappeler l’histoire et la nature des rapports entre Israël et la Croatie au cours des dernières années ? Dès la fondation d’Israël, les relations n’étaient pas excellentes. Le maréchal Tito était profondément attaché au mouvement des non-alignés, dont Nasser, Indira Gandhi et Soekarno faisaient partie, toutes des personnalités qui n’étaient pas très favorables à Israël. Jusqu’en 1967, il existait des relations diplomatiques entre les deux pays. Mais au moment de la Guerre des Six Jours, l’URSS a brisé toutes ses relations avec nous, le bloc communiste a suivi son exemple, et l’ambassadeur d’Israël à Belgrade a été expulsé. Cela ne signifie toutefois pas qu’il n’y avait pas du tout de sympathie à notre égard dans la Yougoslavie communiste. Je me souviens que dans les années 1970, les premiers émigrants soviétiques qui partaient pour Israël avaient pour habitude de prendre avec eux toutes leurs affaires, y compris leurs matelas. Une vague de plus de cent mille personnes, avec leur déménagement, a ainsi quitté la Russie en train à destination d’un petit port de Slovénie du nom de Koperport, où tous leurs biens transitaient vers des bateaux israéliens en partance vers le pays. Malgré les interdictions et les interventions de la Belgrade communiste, les autorités locales ont continué d’agir et d’aider ceux qu’ils considéraient alors comme «des réfugiés». Je me suis récemment rendu dans cette ville, où tout le monde a gardé un excellent souvenir de cette époque. Au moment où la Fédération Yougoslave s’est désintégrée, nous avons reconnu les cinq nouveaux pays émergeants, à savoir la Croatie, la Serbie, la Slovénie, la Bosnie et la Macédoine. Toutefois, nous n’avons pas établi de relations diplomatiques avec la Croatie. A l’époque, Franjo Tudjman avait été porté au pouvoir. Il était communiste, il avait fait partie du Politburo de Tito et avait été l’un des dirigeants des Partisans pendant la Deuxième Guerre mondiale. Un de ses frères a d’ailleurs été assassiné dans un camp de concentration. Lors de sa prise de pouvoir, la droite nationaliste était très forte et, comme Tudjman voulait absolument gagner son soutien, il a changé sa propre biographie et par la même occasion un certain nombre de faits historiques sur la Croatie. Il s’est alors lancé dans une campagne de négation partielle, mais significative, des assassinats des Juifs croates pendant la Shoa en général et dans le fameux camp de Jasenovac en particulier. Le régime croate en place nous a approchés à plusieurs reprises, mais nous avons refusé d’établir des relations avec ce pays tant que ses distorsions historiques continueraient. Après un certain temps, il nous a même envoyé des messagers et des intermédiaires, des dirigeants de la communauté juive ou des représentants de grandes organisations juives. Nous lui avons alors signifié qu’il devait se distancer officiellement de ses prises de positions et publier une seconde édition de son livre où la vérité historique serait rétablie. Vers la fin de son mandat, il a fait amende honorable, corrigé son livre, publié un certain nombre de communiqués officiels reconnaissant ses méfaits et même demandé à pouvoir effectuer une visite officielle en Israël. Ce désir ne s’est pas concrétisé, et il est mort fin 1999. En 1998, nous avons donc établi des relations diplomatiques, représentées par notre ambassadeur basé en Autriche. La Croatie, quant à elle, a ouvert une ambassade en Israël. Au cours de l’année 2000, des élections ont eu lieu au cours desquelles le Parti nationaliste a été défait. Le Parti démocratique du président actuel, M. Stjepan Mesic, a été élu à une large majorité et aujourd’hui, le Président, le Premier ministre et la coalition gouvernementale sont issus de ce parti sommes toutes assez libéral. Comment avez-vous perçu la visite du président Mesic à Jérusalem ? Je dois vous dire que cela a été un moment d’intense émotion. En effet, il a exprimé de la façon la plus sincère ses regrets pour ce qui s’est passé pendant la Shoa, mais aussi pour les dérapages du régime Tudjman. Sa visite a mis un terme à l’arrière-goût amer qu’avait laissé cette époque. Il s’est engagé à tout mettre en œuvre afin qu’en Croatie, la vérité sur ce qui s’y est passé pendant la Shoa soit correctement enseignée et que les victimes soient commémorées. Dans cet esprit, fin janvier, une cérémonie a eu lieu à Zagreb au cours de laquelle nous avons remis un diplôme de reconnaissance à des Croates ayant sauvé des Juifs durant la Shoa. Nous avons honoré ces héros en présence du Président, du Ministre des Affaires étrangères et du Ministre de l’Éducation. Afin de donner une note éducative à l’événement, celui-ci s’est déroulé dans une école, au milieu de tous les élèves, et a bénéficié d’une large couverture médiatique. Bien entendu, en Croatie comme ailleurs en Europe de l’Est, ces démarches relatives au rétablissement de la vérité historique sont également motivées par le désir de faciliter l’intégration de ces pays dans la Communauté européenne et de combattre les mouvements nationalistes internes, qui s’opposent à toute forme d’ouverture. Nous avons d’ailleurs constaté que les nations qui ne confrontent pas leur passé et leur conduite à l’égard des Juifs restent sur le pavé et ne trouvent pas d’accès ni d’ouverture vers l’Europe. Certes, c’est là un phénomène curieux, mais qui constitue un fait. Cela étant dit, il faut malgré tout ne pas diminuer l’importance du chemin parcouru en relativement peu de temps. Il y a quatre ans encore, la Croatie était officiellement dans le camp des négationnistes de la Shoa et aujourd’hui, elle est dirigée par un homme comme Stjepan Mesic, qui met tout en œuvre pour que justice soit faite. Sur le plan politique et économique, quel est le statut des relations actuelles entre les deux pays ? Au mois de janvier dernier, j’ai accompagné une délégation parlementaire israélienne dirigée par le député Magen, qui est à la tête du Comité des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset. Bien entendu, de nombreuses rencontres ont eu lieu et je pense que sur le plan politique, nous avons beaucoup de choses à réaliser en commun. Concernant les relations économiques, je dois rappeler que la ressource principale de la Croatie est le tourisme. Les Croates fondent de grands espoirs sur son développement. Il faut bien se rendre compte de l’importance du potentiel des côtes de Dalmatie. Toutes les compagnies d’aviation israéliennes, aussi bien EL AL que les charters, ont pendant l’été des vols directs à destination de Dubrovnik. En 2001, 50'000 Israéliens ont passé leurs vacances dans ces magnifiques lieux de villégiature et je pense qu’en 2002, il y en aura 100'000 ! Toutefois, l’infrastructure est relativement simple et a besoin d’être modernisée. Un certain nombre d’hommes d’affaires israéliens de l’industrie hôtelière ont tenté d’entrer en affaires, mais le tourisme est considéré comme un trésor national, comme le pétrole dans certains autres pays, et la coopération dans ce domaine réservé est très difficile. Concernant l’activité des sociétés israéliennes directement présentes sur le terrain, il est intéressant de savoir que «Elite» a ouvert une fabrique de café en Croatie et se débat avec beaucoup de difficultés pour pénétrer un marché encore très protégé. Une autre compagnie israélienne, «Cardan», spécialisée dans les questions de fonds de pensions et d’assurances, s’est installée là-bas et réussit assez bien. Quelques sociétés israéliennes de constructions réalisent des projets immobiliers et les fameuses portes blindées israéliennes connaissent un succès non négligeable. Quant aux exportations croates, nous ne sommes qu’au début de la coopération qui, à mon avis, pourra surtout se développer dans le domaine des différents minéraux extraits de leurs montagnes. La situation économique de la Croatie n’est pas brillante. Y-a-t-il des investissements arabes importants qui pourraient influencer négativement les relations entre les deux pays ? Je ne pense pas que nous soyons confrontés à ce genre de problème. En effet, les pays pétroliers ont pris l’habitude d’investir dans des pays riches, comme l’Espagne et la France, et ne sont pas intéressés à aider des pays en voie de développement économique. Qu’en est-il de l’alyah ? Nous parlons d’une toute petite communauté, nous avons quelques cas d’immigration mais, dans l’ensemble, il s’agit d’une alyah très faible. Vous êtes également ambassadeur non-résident en Slovénie et en Slovaquie. Où en sont les relations avec ces pays ? En Slovénie, il n’y a pas de communauté juive. Toutefois, sur le plan économique, nous avons d’excellentes relations puisqu’en 2001, nos échanges ont atteint 150 millions de dollars. Comme vous le savez, c’est en Slovénie que se trouve l’une des meilleures fabriques de voitures Renault, et Israël en importe beaucoup. Nous sommes également actifs dans l’industrie pétrochimique et sous peu, nous allons investir dans différentes banques locales. Le président de la Slovénie, M. Milan Kuçan, est un très vieil ami d’Israël. Il était personnellement impliqué dans l’immigration clandestine et dans le trafic d’armes vers Israël à l’époque du Mandat britannique. Il a visité le pays à plusieurs reprises et nous avons réalisé de nombreux projets ensemble. D’ailleurs, le seul investissement en provenance d’un pays de l’Est vers Israël vient de la Slovénie, qui a récemment placé vingt millions de dollars dans un fond financier israélien. Il s’agit certes d’un geste symbolique, mais significatif. Je pense que nos relations avec la Slovénie constituent une porte ouverte sur l’amélioration de nos rapports avec d’autres pays de l’Europe de l’Est. De plus, il n’y a pas d’antisémitisme en Slovénie. Où en sont les relations avec la Slovaquie ? Nous entretenons des relations avec la Slovaquie depuis qu’elle a recouvré son indépendance. Nous avions d’excellents rapports avec le président Vladimir Meciar, bien qu’il ait été mis au ban de la société par l’Union européenne, et aujourd’hui, elles sont également très bonnes avec le gouvernement en place dirigé par Rudolf Schuster. Il y a actuellement environ 5000 Juifs qui vivent là-bas et une grande activité judaïque s’y déroule: restaurant cachère, nombreuses synagogues, home pour personnes âgées, etc. Quant à l’antisémitisme, il ne faut pas oublier que les Juifs ont été déportés avec la collaboration active de la population locale et sous la direction de l’Église. Actuellement, il n’y a pas vraiment d’antisémitisme actif, mais il n’y a pas non plus de programmes éducatifs se rapportant à la Shoa, ce que nous tentons d’instituer. N’oublions pas que pendant de nombreuses années, la Slovaquie était partie intégrante de la Pologne… Pour terminer, je voudrais dire qu’en ce qui concerne les relations économiques avec des pays autres que les États-Unis et l’Union européenne, Israël est actuellement en train de vivre un changement assez radical. En effet, au cours des dernières années, nous avons mis l’accent sur le renforcement des relations avec l’Amérique du Sud et l’Extrême-Orient, en particulier avec la Chine et l’Inde. Nous nous sommes rendu compte que pour pénétrer ces marchés, il fallait investir des sommes colossales pendant très longtemps avant d’obtenir d’éventuels résultats. Nous avons dû faire ces efforts pour sortir de notre isolement politique. Or, aujourd’hui, je pense que le troisième marché le plus important, le plus lucratif et le plus prometteur est celui de l’Europe centrale. Ces pays, géographiquement proches d’Israël et anciennement communistes, comptent sur nous pour leur apprendre à passer du socialisme au capitalisme. Ils nous offrent des possibilités énormes, notamment des associations commerciales. Nous pouvons y fonder des parcs industriels et investir directement dans des industries locales, le personnel étant qualifié et les salaires encore très bas. De plus, les régimes de l’Europe de l’Est étant stabilisés, l’Union européenne y investit des sommes considérables. Un dernier avantage non négligeable à prendre en considération dans nos relations avec ces états réside dans le fait que nous avons de nombreux entrepreneurs israéliens dont les parents sont issus de ces pays. Ils connaissent la mentalité, souvent même la langue, et sont très appréciés par leurs contreparties locales. Je pense que les relations entre Israël et les pays d’Europe centrale ont encore un bel avenir devant elles, surtout sur le plan économique. |