Vers la lucidité | |
Par Emmanuel Halperin, notre correspondant à Jérusalem | |
Après un an et demi d’attentats sanglants, de représailles à géométrie variable et d’attentats encore plus sanglants, les Israéliens se sont installés dans une situation anormale sans savoir combien de temps il leur faudra encore la subir. Ils ont même cessé de poser la question à leurs dirigeants, tant il est clair que ceux-ci ignorent la réponse. Les conseils des ministres s’apparentent désormais à des débats du café du Commerce: rien de bien concret, rien de bien nouveau, chacun répète ce qu’il a dit la semaine dernière, tout le monde a à peu près raison, tout le monde a plus ou moins tort. Et dans nombre d’esprits s’insinue un certain fatalisme morbide. Le gouvernement d’Union nationale se contente de caboter, évite de regarder au large, se concentre sur le prochain écueil, heureux déjà s’il a pu, par miracle, éviter le précédent. La majorité des Israéliens estime qu’il n’y a pas de réelle alternative à l’équipe dirigeante en place, et en même temps se rend compte qu’elle ne fait pas vraiment l’affaire, que la paralysie la guette, qu’elle est incapable de dégager une politique cohérente, sauf lancer des appels à la cohésion nationale et reconnaître qu’avant que tout aille mieux, tout ira sans doute plus mal. Dans cette ambiance délétère se dégagent malgré tout deux options fondamentales, toutes deux dangereuses et aléatoires. Il ne s’agit pas de solutions à long terme – personne n’ose aujourd’hui parler de paix, tout au plus, parmi les plus optimistes, d’un règlement bancal. Il est simplement question de la meilleure manière de limiter les dégâts, de dégager en touche. La première et la plus populaire de ces options va dans le sens d’une sanctuarisation du territoire israélien proprement dit. Un universitaire de Jérusalem, spécialiste d’histoire militaire, va jusqu’à proposer d’élever un mur le long des lignes de 1967, mais un mur bien plus haut que celui de Berlin, afin que même les oiseaux ne puissent le franchir. Et cela pour au moins deux ou trois générations. Une telle séparation entre Israéliens et palestiniens supposerait donc que toutes les localités juives de Judée-Samarie et de Gaza soient abandonnées, et que leur population se replie sur le territoire national. Moins extrêmes, d’autres spécialistes, sérieux ou autoproclamés, suggèrent un repli partiel et une ligne d’obstacles militaires difficile à franchir. Cela n’empêcherait pas les attentats mais en limiterait le nombre. Le Premier ministre, lui, s’oppose à l’édification d’une clôture: si après sa construction des milliers de femmes et d’enfants palestiniens venaient s’agglutiner derrière elle, donnerions-nous l’ordre de tirer ? Non, bien sûr, affirme Ariel Sharon, qui ne cache pas en outre son refus de démanteler quelque localité juive que ce soit, où que ce soit. Et le Premier ministre d’annoncer la création de zones-tampons de plusieurs kilomètres de large à l’intérieur des territoires, zones que l’armée israélienne patrouillerait, veillant ainsi à assurer à l’arrière la meilleure protection possible. Est-ce bien sérieux, se demandent beaucoup d’Israéliens, ne sommes-nous pas devant un projet quasiment irréalisable qui n’a pour objet que de rassurer un peu la population civile en lui jetant de la poudre aux yeux ? De toute façon, l’acquisition par l’Autorité palestinienne de roquettes et de mortiers, encore assez primitifs sans doute, mais dont la portée et la précision s’amélioreront inéluctablement, lui permettra toujours d’inquiéter des localités frontalières. On a bien vu qu’en dix-huit mois l’armée israélienne n’est pas parvenue à empêcher les tirs sur le quartier de Giloh, à Jérusalem. La seconde option consiste à donner carte blanche à l’armée, avec pour mission de faire disparaître l’Autorité palestinienne et de reprendre le contrôle de tous les territoires. M. Sharon hésite à donner cet ordre, bien qu’il y soit poussé par une partie de ses ministres, non seulement par souci de préserver ce qu’il considère comme une absolue nécessité, le gouvernement d’Union nationale, mais aussi pour des raisons stratégiques. Le retour à la situation d’avant les accords d’Oslo permettrait sans doute un meilleur contrôle de l’action terroriste, ainsi qu’un démantèlement des milices armées installées sur le terrain grâce aux accords de 1993. Mais pourrait-elle s’accomplir sans de lourdes pertes en vies humaines, de part et d’autre ? Mais assurerait-elle vraiment, à long terme, la sécurité des Israéliens ? N’y aurait-il pas toujours suffisamment de fanatiques pour se faire sauter dans les villes d’Israël pour y maintenir la peur ? Et la répression très dure qui s’ensuivrait serait-elle acceptable pour une grande partie de l’opinion ? Certainement pas, et le débat politique et éthique qui ne manquerait pas d’éclater mettrait en danger la cohésion de la société israélienne. En outre l’image d’Israël dans le monde, déjà entachée, ne pourrait que se dégrader encore plus, et l’isolement politique, déjà préoccupant, que s’accentuer, au point que les États-Unis eux-mêmes auraient beaucoup de mal à soutenir un allié aussi encombrant. Il est de plus évident, en dépit de tous les démentis, qu’Israël doit tenir compte – et tient compte – de la stratégie américaine dans la région. L’objectif de Washington est de préserver autant que possible la stabilité au Proche-Orient, sans doute pour faciliter une opération militaire en Irak dans un avenir pas trop lointain. Une guerre ouverte – même de courte durée - entre Israël et les palestiniens ne pourrait que brouiller les cartes et gêner au plus haut degré les plans de Washington. Or Israël a tout intérêt à les voir aboutir. Ne vaut-il pas mieux temporiser, ronger son frein et faire preuve de retenue ? L’impossibilité réelle de dégager un horizon politique et la difficulté conjoncturelle d’adopter une stratégie militaire cohérente font que le gouvernement israélien n’a pas d’autre choix que de bégayer, de mélanger les genres et les discours, de manifester sa détermination en recourant à la force, mais pas trop, de donner une chance de plus, chaque fois, à Arafat, sans vraiment y croire, de proclamer que cette fois-ci il n’y aurait pas de quartier tout en laissant entendre que quelques jours de cessez-le-feu permettraient de reprendre le dialogue. Même si l’on reconnaît qu’aucun gouvernement israélien représentatif ne pourrait faire mieux dans l’état actuel des choses, force est de constater la déception, l’inquiétude, parfois la colère de beaucoup d’Israéliens. Alors que les Américains se rangent comme un seul homme derrière leur gouvernement, manifestant, même dans les milieux intellectuels libéraux, de leur engagement en faveur d’une «guerre juste» contre le terrorisme mondial, rien de tel en Israël. Dans ces conditions, la déception risque de diviser les rangs, l’inquiétude de détruire la solidarité, la colère risque de déboucher sur des actes irresponsables. Et la récession économique, accompagnée d’une recrudescence du chômage, n’est pas faite pour arranger les choses: l’Intifada a déjà fait perdre cinq milliards de dollars à l’économie israélienne, on se dirige vers un taux de chômage de 11% et la croissance, en 2002, ne dépassera sans doute pas 0,5%. Cette indéniable morosité ne doit cependant pas masquer un certain nombre de points positifs. Tout d’abord, la société israélienne accuse le coup, mais tient bon. Aucun signe de débandade, une confiance raisonnée dans l’avenir, le sentiment que les ressources morales des Israéliens leur permettront, mieux que leurs voisins, de tenir la route, d’arriver à bon port. Les sondages le disent clairement: le pari d’Arafat – fondé sur l’épisode libanais face au Hezbollah, qui s’est achevé par un repli peu glorieux de l’armée israélienne – ne peut qu’échouer. L’idée que la société israélienne, gâtée par la prospérité et par l’insouciance, a perdu son énergie vitale et sa détermination de naguère, et qu’il suffirait de quelques coups de boutoir pour lui faire perdre toute confiance en soi, se révèle totalement erronée. Les Israéliens dans leur ensemble mesurent les dangers auxquels ils sont confrontés et font face, sans le stoïcisme de leurs aînés, en tirant parfois la patte, en râlant et en accusant l’équipe qui les gouverne de ne pas savoir quoi faire, ou de le faire mal, mais force est de constater qu’ils font face. Les attentats aveugles dans les villes et sur les routes, du nord au sud, à Tel-Aviv comme dans les villages de Samarie, font comprendre aux Israéliens qu’ils sont tous sur le même bateau. Autre signe positif: le danger n’a pas fait taire le débat démocratique. Contrairement à l’exemple américain, et alors que le combat mené ici est infiniment plus vital que celui de la grande puissance mondiale blessée par le terrorisme, la contestation, aussi bien dans la presse que dans la rue, se déploie librement et nul ne songe à la faire taire. Quelques centaines de réservistes annoncent qu’ils refuseront de combattre dans les territoires, leurs propos suscitent une vive controverse, mais tout cela se fait dans le respect de la liberté d’expression. La démocratie israélienne est certainement une des plus authentiques et des plus solides au monde. C’est une grande force. Presque personne ne cède à la panique: très peu d’Israéliens, depuis le déclenchement des violences, ont estimé que leur salut était dans la fuite. Pas d’émigration notable, cependant que l’immigration se poursuit à un rythme assez soutenu, avec désormais l’apport de Juifs argentins touchés par le marasme économique. La solidarité des Juifs de la diaspora est également manifeste, bien qu’on aurait aimé les voir venir ici en plus grand nombre, comme ce fut le cas pendant la guerre du Golfe. Enfin personne ne cède aux plus bas instincts. Alors que le meurtre de femmes et d’enfants juifs est salué par des cris de joie et de haine dans les villes palestiniennes, rien de tel du côté israélien, bien au contraire. On sait donc à qui on a à faire, on sait aussi surtout qui l’on est. |