L’optimisme est de rigueur | |
Par Roland S. Süssmann | |
Pessah constitue toujours une fête à la fois joyeuse et difficile. Heureuse en raison de son caractère de légèreté printanière et de renouveau; plus complexe, car elle implique une réflexion basée sur la sortie d’Égypte, la fin de l’esclavage et surtout la transformation du peuple juif en une nation au plein sens du terme. Le déroulement de cette célébration varie en fait peu d’année en année. Toutefois, les préparatifs, le Séder, les Matzoth, le vin, le Maror (les herbes amères) et tous les autres symboles utilisés pendant la fête ont à chaque fois une signification qui est ressentie différemment. En raison de l’actualité préoccupante que nous vivons au quotidien, nous avons décidé de nous adresser à une très grande autorité rabbinique de notre temps, le Grand-rabbin ashkénaze d’Israël, Rav ISRAËL MEÏR LAU, pour nous parler du sens et du message de Pessah 5762. Dans quel esprit la fête de Pessah s’inscrit-elle en ces temps si difficiles pour le peuple juif et Israël ? Il faut se souvenir que Pessah dernier déjà, nous venions de subir six mois de la nouvelle Intifada. Ce n’est ni le premier ni le second Pessah où nous vivons une situation très dure. Il ne faut pas oublier qu’il y a 53 ans, à la veille de Pessah et à environ un mois de la création de l’État, nous nous trouvions face à une énorme attaque où la libération de Jaffa et de Haïfa des mains de nos ennemis était en jeu. La question qui se pose aujourd’hui est donc de savoir pourquoi nous sommes si démoralisés et si catastrophistes ? De nombreux Israéliens âgés de 60, 70 ou 80 ans se souviennent très bien qu’à la veille de Pessah 1948, nous n’étions pas simplement impliqués dans une lutte pour l’une ou l’autre parcelle de terrain, mais pour la fondation et l’existence même de notre État. La libération de Tel-Aviv et de Haïfa était en péril. A Tel-Aviv, la rue Herzl constituait la frontière. A Haïfa, la ville inférieure (près du port) était totalement arabe et Neve Shaanan, aujourd’hui un quartier situé sur les hauteurs, était totalement entre les mains des Arabes. Les banlieues de Haïfa qui bordent la baie étaient prises en pinces entre Akko et la ville inférieure de Haïfa, et des convois de troupes et d’armements en provenance du Liban s’amassaient contre la petite armée juive. Et qu’avons-nous vu ? La réalisation de «Vehi Sheamdah… », cette expression millénaire qui dit «… dans chaque siècle il y en a qui s’élèvent contre nous pour nous anéantir, mais l’Éternel nous préserve de leurs mains». Et où en était le peuple juif il y a 57 ans ? Ne croupissions-nous pas dans les camps ? Pour ma part, j’ai été libéré de Buchenwald le 11 avril 1945, après Pessah, et je peux vous assurer que lors de ce Pessah, nous ne vivions pas uniquement dans une sorte de tempête terrible, mais également dans un environnement de désinformation totale. Nous ne savions pas que la libération était proche, nous pensions simplement être dans la sixième année de la Deuxième Guerre mondiale, la sixième année de la destruction du peuple juif, de la séparation de nos familles et de l’expulsion de nos foyers détruits. Lorsque le soir du Séder nous disions «l’An prochain dans la Jérusalem reconstruite», cela n’était rien de plus que l’expression d’un souhait fantaisiste. Aujourd’hui, nous sommes dans la Jérusalem magnifiquement reconstruite et réunifiée, certes pas encore complétée comme nous l’exprimons dans nos prières, mais il faut prendre conscience du chemin parcouru en un peu plus d’une génération: nous sommes passés d’une guerre de fondation de notre État, où nous avions encore un pied dans la Shoa et l’autre déjà profondément engagé dans la Guerre d’Indépendance, à un État solidement établi et fort. Or de nos jours, lorsque deux Juifs se rencontrent n’importe où dans le monde, la première question qu’ils se posent est: «que va-t-il se passer ?». Ce n’est ni la bonne question, ni la bonne attitude. Les questions que nous devons tous nous poser sont les suivantes: «que devons-nous faire ?» et «qui devons-nous être ?» Notre réponse doit être claire: «Nous devons être des Juifs croyants, gardiens de nos valeurs, de notre patrimoine religieux, national et culturel, et fiers des réalisations du peuple juif en notre génération.» Ceci nous permettra de sortir de cette morosité, de cette mesquinerie intellectuelle et morale dans laquelle nous nous complaisons, et nous redonnera espoir et énergie. Votre approche est certes encourageante mais en réalité, des Juifs se font assassiner presque tous les jours en Israël. Dans ce contexte, ne pensez-vous pas qu’il est difficile de célébrer Pessah dans la joie et dans un esprit optimiste ? Votre remarque est tout à fait justifiée, mais le prophète Ézéchiel nous a donné ce message que nous citons le soir du Séder, dont nous devons être à même de puiser enseignement et espoir: «Vis dans ton sang ! Je te dis: Vis dans ton sang» (Ézéchiel XVI-6). Vous me parlez de victimes juives individuelles qui tombent ici et là, que bien entendu rien au monde ne saurait justifier. Mais il y a 3300 ans en Égypte, nous étions dans une logique de sélection à grande échelle du type de celle opérée par le funeste Dr Mengele. Pharaon avait ordonné aux sage-femmes juives, qu’il avait voulu transformer en Kapos, d’assassiner tout nouveau-né mâle juif en disant: «Vous jetterez à l’eau tout nouveau-né mâle, mais vous laisserez vivre les filles» (Exode I-22). La première conférence de Wansee n’a donc pas eu lieu en janvier 1942 il y a soixante ans, mais en Égypte il y a 3300 ans et ce dans le but ouvertement déclaré de nous empêcher d’exister et de nous développer en disant : «Allons, employons la ruse à son égard, de peur qu’il ne se multiplie…» (Exode I-18). Au moment de la libération, seul 20% de notre peuple a quitté l’Égypte. Pendant la Shoa, nous avons perdu 30% des nôtres ce qui est énorme et indicible, mais sous Pharaon, ce sont 80% qui ont péri. Malgré cela, non seulement nous sommes sortis d’Égypte, mais nous nous sommes retrouvés immédiatement sur nos pieds, prêts à combattre victorieusement Amalek. Avec le temps, nous nous sommes installés sur les terres d’Israël après avoir vaincu les 31 rois, établi le royaume de David et construit le premier Temple. Oui, c’est par notre sang que nous existons et le prophète Ézéchiel se répète volontairement, car il fait allusion au sang de nos parents versé pendant la Shoa en Europe et à celui de nos enfants qui tombent sur la terre d’Israël. Oui, la situation est dure, mais il faut savoir placer les difficultés que nous vivons dans leur juste proportion. Or aujourd’hui, la «proportion juste», celle qui nous permet de comprendre la situation, se résume malheureusement au constat suivant: «la Guerre d’Indépendance n’est pas terminée.» Rappelons-nous que celle-ci n’a pas duré six jours comme la campagne du Sinaï en 1956 ou six jours comme en 1967 ou dix-huit jours comme en 1973, mais un an et demi ! Nous pensions qu’à l’issue de cette période terrible et difficile, nous étions arrivés à une sorte de stabilisation. Or aujourd’hui, nous devons bien nous rendre à l’évidence: en 2002, la Guerre d’Indépendance de l’État d’Israël n’est simplement pas terminée ! A ce jour, il n’y a que deux chefs d’États arabes qui ont reconnu le droit à l’existence d’Israël. Il est vrai qu’il s’agit du plus fort, l’Égpyte, et de celui avec lequel nous avons la plus longue frontière commune, la Jordanie. Ces deux pays, qui nous ont causé beaucoup de dommages et versé beaucoup de sang juif, en particulier à Jérusalem, Goush Etzion et Latroune, n’ont accepté de signer la paix avec nous qu’après avoir échoué dans leurs guerres de 1967 et de 1973. L’Iran et l’Irak ne sont pas nos voisins et leur agressivité à notre égard n’a qu’une seule motivation: l’antisémitisme. Il n’est pas question de différend frontalier, territorial ou relatif aux réfugiés. De plus, en ce qui concerne l’Iran, nous lui avons rendu de grands et nombreux services pour faire avancer son développement sur le plan de l’agriculture, de la science, de la technologie et dans le domaine militaire. Or il est intéressant de constater que nous vivons le même phénomène qu’il y a plus de trois mille ans. L’Égypte d’alors avait été sauvée de la famine et avait connu un essor fabuleux grâce à un seul homme, Joseph. Puis un nouveau régime est arrivé, «qui n’avait pas connu Joseph» et qui a réduit notre peuple en esclavage dans le but de nous annihiler. Or les Katami et Rafsanjani d’aujourd’hui ne reconnaissent pas tous les bienfaits qu’Israël a apportés à leur pays et mettent au point des missiles pour nous détruire. Cela dit, je suis persuadé qu’à terme, aussi bien le Liban que la Syrie s’aligneront sur l’Égypte et la Jordanie et signeront la paix avec nous. Cela dépend de notre force et de notre détermination. Qu’en est-il de l’OLP ? L’OLP tient sur deux piliers. Le premier provient du soutien direct qu’il reçoit de la Syrie, du Liban et de certains milieux égyptiens. Le Hezbollah fonctionne de la même façon grâce à ses accords d’entre aide avec l’Iran. C’est donc à nous de savoir convaincre ces États de couper toute forme d’appui à l’OLP. Il ne faut pas oublier que les gouvernements israéliens ont de tout temps voulu vivre en paix avec les populations arabes qui sont en Israël et dans les environs immédiats, et d’ailleurs leurs représentants sont toujours les bienvenus à la table des négociations. Avec le temps, l’OLP devra comprendre que la violence ne constitue pas une option et que ce n’est que par la négociation pacifique qu’elle arrivera à terme à un accord de paix. Je rappellerai ici que pour chaque soldat israélien, il est dramatique et traumatisant de devoir tuer un homme, car il n’y a rien qui soit plus contraire au Judaïsme. La seconde source de support de l’OLP est idéologique. Arafat tente «d’exporter» le différend qui oppose les palestiniens à Israël à l’ensemble du monde musulman et ce bien au-delà des quelques millions de personnes qui vivent dans la région. Il veut donner à son combat une dimension religieuse et c’est pourquoi il a intitulé le nouveau cycle de violence «Intifada El-Aksa». Or les musulmans qui habitent à Paris, Londres, Los Angeles ou Karachi veulent vivre en paix et ne se sentent pas concernés par ce conflit qui n’a aucun aspect religieux. D’ailleurs, nous n’avons pas l’intention de détruire les mosquées qui sont sur le Mont du Temple, bien que dans nos prières nous souhaitons que le Messie arrive et que le troisième Temple soit élevé. A cet égard, je rappellerai simplement que bien avant la naissance de l’Islam en l’an 622 de notre ère, nous avions déjà vécu la destruction de deux de nos Temples à l’endroit même où se trouvent aujourd’hui les deux plus grandes mosquées de Jérusalem. Ce n’est pas pour rien que les autorités musulmanes de Jérusalem s’affairent à faire disparaître toutes les traces archéologiques découvertes sur et autour du Mont du Temple. Il est important pour elles de démontrer qu’il n’y a jamais eu de présence juive en ces lieux. Nous vivons aujourd’hui une renaissance très active de l’antisémitisme à travers le monde entier, en particulier en Europe. Dans ce contexte, la fête de Pessah 5762 a-t-elle une signification particulière ? Il est intéressant de constater qu’à travers toute l’histoire, Pessah a toujours été liée d’une façon ou d’une autre à l’antisémitisme. A cet égard, je rappellerai simplement cette tradition qui veut qu’après le repas du Séder, lorsque nous disons «chefokh khamatkha…», nous ouvrions la porte. Outre la signification purement symbolique et religieuse de ce geste, celui-ci provient aussi du fait que de tout temps nous étions accusés d’utiliser du sang d’enfants pour fabriquer les Matzoth. Il n’était pas rare que le soir du Séder, un paquet avec le cadavre d’un enfant soit déposé derrière la porte d’une famille juive, afin de l’accuser et d’utiliser ce prétexte pour déclencher des pogromes. De tout temps, les antisémites ont su mettre leurs différends de côté afin de s’unir pour s’attaquer aux Juifs. Le fait qu’aujourd’hui l’antisémitisme soit plus actif et exprimé avec plus de fermeté provient en premier lieu de l’affermissement de l’État d’Israël, de notre force, de notre pouvoir et de la jalousie que cela déclenche chez ceux qui nous détestent. Cela dit, je ne pense pas que l’expression, certes renforcée, de l’antisémitisme actuel puisse être comparée d’une manière ou d’une autre avec celle qui existait en Europe avant la Shoa. Aujourd’hui, nous avons un État juif fort et florissant où vit 37% de la population juive mondiale. Il s’agit là de la meilleure réponse aux antisémites et à l’OLP. En effet, l’antisémitisme n’est ni logique ni rationnel, mais il constitue une épidémie malfaisante. Nous n’avons qu’un seul moyen de nous y opposer, c’est par notre essor physique, moral, intellectuel, scientifique et par l’évolution saine et solide de notre peuple et de notre État et ce sans craintes ni compromissions. Ce n’est pas facile, il nous faut beaucoup de patience et de volonté, mais ce sont là deux éléments qui nous ont énormément servi à travers toute notre histoire. En conclusion, pouvez-nous dire si Pessah 5762 est porteur d’un message d’espoir particulièrement adapté à la situation actuelle et qui diffère de ceux des années précédentes ? Il y a un point particulier qui touche les fêtes de Pessah de notre génération. Il s’agit de la «sortie d’Égypte» que nous avons eu le privilège de voir et de vivre, à savoir la libération des Juifs de l’ex-URSS. Comment avons-nous pu oublier si vite l’ampleur de ce miracle ? Un million de personnes sont venues s’installer en Israël - le rideau de fer est tombé - le communisme de Staline a disparu - les Juifs de ces nations peuvent venir en Israël sans aucune restriction et dans toutes les villes de ces pays, il y a des rabbins, des écoles juives, des bains rituels, etc. Il est vrai que l’assimilation y est très forte, mais je ne pense pas qu’elle soit pire que dans les pays occidentaux. Mais avons-nous le droit d’ignorer le miracle de l’écroulement des murailles du Kremlin, de la montée des Juifs d’URSS et de leur intégration directe dans la population d’Israël et au sein le peuple juif en général ? Tous ces faits ne sont-il que «normaux» ? Certes non et afin d’illustrer mes propos et de rappeler la gravité de la situation en URSS d’alors, je rappellerai ici un incident qui s’est produit dans la ville de Kutaisi, en Georgie, à l’époque de Kroutchov. Les autorités locales avaient décidé de détruire la synagogue de la ville. Les notables juifs avaient tenté de négocier un prix pour sauver la synagogue, mais rien n’y avait fait. Le jour où les tracteurs sont venus pour démolir l’édifice, ils ont trouvé 15'000 hommes, femmes et enfants juifs couchés sur le sol autour de la synagogue disant qu’il faudrait les écraser pour pouvoir procéder à la destruction. La synagogue est toujours là, mais la majorité des Juifs de cette ville se trouvent aujourd’hui en Israël. Si à ce Pessah nous nous livrons à une réflexion basée sur ce que je viens de vous dire en analysant l’évolution que nous avons vécue au cours des 60 dernières années, il nous sera plus facile, malgré tous les moments difficiles de l’actualité, de placer la situation dans sa juste proportion. Après tout ce que nous avons vécu, après tous les miracles qui se sont déroulés devant nos yeux et malgré toutes les difficultés actuelles, j’estime que ne pas être optimiste est simplement être volontairement aveugle ! |