Le chef Avi Steinitz | |
Par Roland S. Süssmann | |
«L’amour passe par l’estomac.» Ce vieux dicton qui s’applique en général aux termes régissant la vie d’un couple vieillissant, peut également trouver son utilité dans les rapports entre la diaspora et Israël. En effet, à une époque où le tourisme juif en Israël est pour ainsi dire mort et où, sous des prétextes fallacieux, certains Juifs n’éprouvent aucune honte à passer leurs vacances un peu partout dans le monde, y compris dans les pays arabes, il faut rappeler que l’État hébreu offre de nombreuses attractions, dont la gastronomie est l’un des éléments marquants. Il existera toujours quelques petits prétentieux se disant «gastronomes», aux papilles gustatives développées pour manger de la cochonnaille, qui affirmeront avec aplomb et dédain «qu’en Israël, on mange mal». Afin de mettre un terme à ce genre de balivernes, nous avons décidé de présenter dans notre série «jeunes leaders», AVRAHAM STEINITZ, chef du prestigieux Hôtel King David de Jérusalem. Né en 1964 à Rishon Letzion, dans la banlieue de Tel-Aviv, Avraham a débuté très jeune dans la pâtisserie de son oncle de Tel-Aviv, où il se rendait à ses moments perdus. C’est là qu’il a pris goût au commerce de l’alimentation sans pour autant décider d’en faire sa carrière. Après l’armée, un autre parent, alors chef pâtissier du Tel-Aviv Hilton, lui a proposé de se joindre à lui afin de suivre une formation de cuisinier d’un an dans une école professionnelle. Avi a ensuite complété son éducation par des travaux pratiques et dès 1985, il a rejoint la chaîne des hôtels Dan où il a fait des stages à Césarée, Tel-Aviv et Jérusalem. A l’issue de cette période d’apprentissage, Avi Steinitz s’est rendu en Suisse dans un endroit qu’il qualifie lui-même «comme n’étant pas la plus grande cuisine du monde», l’Institut Etania à Davos. Toutefois, cette expérience lui a permis d’apprendre à se débrouiller seul dans une cuisine et à diriger les travaux pour une collectivité. Après un an et demi, il a décidé de rentrer en Israël afin de travailler à nouveau dans l’industrie hôtelière. Ne pouvant pas immédiatement réaliser son souhait, il a trouvé un emploi pendant un an dans un petit restaurant de fallafel avant de rejoindre à nouveau les rangs des Dan, où il est progressivement devenu chef du Grill du Dan Tel-Aviv, puis sous-chef de l’hôtel et finalement chef. Toute cette activité a duré huit ans, dont trois ans et demi en tant que chef. Pendant ces années, Avi Steinitz a fait de nombreux stages de perfectionnement dans les plus grands hôtels du monde, tant aux États-Unis qu’en Europe et même en Suisse, où il a travaillé dans les cuisines de l’Hôtel Baur Au Lac à Zürich. A l’issue de cette période, la direction de la chaîne lui a proposé de se charger de l’ouverture du Dan Eilath et c’est ainsi qu’Avi s’est lancé dans une nouvelle aventure fabuleuse, où tout était à faire; la conception des cuisines, des salles à manger, des restaurants, l’achat et l’emplacement des fours, des garde-manger, des caves à vins, la cuisine du service d’étages, bref, tout ce qui touche à la partie culinaire d’un nouvel hôtel, sans oublier la recherche du personnel et sa formation afin qu’il sache travailler à la façon du chef Avi, la création des menus, etc. Après cette expérience de cinq ans, Avi s’est vu offrir un nouveau défi, celui de diriger les cuisines du fleuron de la chaîne, le King David, où, depuis quinze mois, il règne en maître. Si vous aviez la possibilité de ne préparer qu’un seul repas, quel serait-il ? Sans aucun doute, il se composerait de plats issus de cette cuisine que j’aime et avec laquelle je m’identifie le plus: la nouvelle cuisine méditerranéenne. De quoi s’agit-il ? Aujourd’hui, il n’est plus possible d’offrir des plats sous des termes généraux comme «cuisine chinoise ou cuisine française». Le public sait très bien qu’en Chine, on ne cuisine pas de la même façon à Canton qu’à Pékin et qu’en France, les plats ne sont pas les mêmes en Provence qu’en Normandie. L’alimentation n’est donc pas typiquement nationale, mais régionale, voire locale. Toutefois, en ce qui concerne le pourtour de la Méditerranée, il existe un certain nombre de dénominateurs communs qui n’ont rien de particulièrement national ou régional, un ensemble d’ingrédients que l’on retrouve aussi bien en France, qu’en Italie, en Grèce, au Liban, en Afrique du Nord et en Israël. La nouvelle cuisine méditerranéenne contient des ingrédients comme l’huile d’olive, les aubergines, l’ail, les tomates, les poivrons, les poissons de la mer, le mouton, etc., qui sont apprêtés selon les meilleures façons des traditions culinaires locales, italiennes, grecques, israéliennes ou arabes, tout en évitant les coutumes de la cuisine orientale. Il s’agit d’une manière simple de cuisiner, très variée et extrêmement riche en goût. Je voudrais souligner qu’en Israël, nous disposons d’une très grande variété d’ingrédients issus de notre terroir très fertile, qui offre une qualité et une fraîcheur de produits remarquables. C’est cette cuisine que j’aime faire. C’est donc la préparation de ce type de mets qui vous procure le plus de plaisir ? Oui, car pour moi, lorsque les ingrédients sont frais et de qualité, il est agréable de faire de la cuisine simple qui, par la même occasion, peut satisfaire aux désirs d’une clientèle exigeante. A vrai dire, j’éprouve une joie particulière à préparer les plats traditionnels de la cuisine juive, tels le Tchoulend, les Knisches, etc. Je sais qu’il est de bon ton de dire que l’on aime cuisiner avec des truffes du Périgord, ce qui est très bon, mais faux. Je ne pense pas que ce genre de produits ait sa place dans la restauration en Israël. Le voyageur averti aime manger les truffes du Périgord dans le Périgord, la choucroute à Strasbourg et la nourriture israélienne en Israël. Lorsque vous parlez de cuisine typiquement juive, cela comprend-il aussi des plats classiques de la société juive séfarade ? Bien entendu, mais mon plaisir extrême réside dans le fait de reproduire les plats que faisait ma grand-mère et de perpétuer ainsi une tradition qui se perd progressivement. Formez-vous de jeunes cuisiniers et enseignez-vous dans les écoles de cuisine ? Lorsque j’étais à Eilath, j’ai formé de nombreux jeunes cuisiniers et j’ai également enseigné. Depuis que je suis à Jérusalem, je n’ai plus le temps de me consacrer sérieusement à cette activité et je le regrette. Existe-t-il des créations «Avi Steinitz», bref des plats de votre invention ? En cuisine, il est très risqué de prétendre être le premier dans la mise en place ou la préparation d’un plat, voire de lui donner son nom. J’ai fait de très nombreux mets uniques et très appréciés pour leur saveur, mais jamais je n’ai eu l’ambition de les intituler «création Steinitz». De plus, je suis persuadé qu’en cuisine, la majorité des plats ont été créés et qu’il n’y a que la façon de les apprêter qui change. A Eilath, j’avais mis au point une spécialité, le coquelet mariné au gingembre et au jus d’orange, grillé à point et servi sur un lit de couscous et de légumes. C’était très bon, très demandé mais, honnêtement, des milliers de femmes ont cuit du couscous et des coquelets avant moi. Utilisez-vous beaucoup d’épices dans votre cuisine et si oui, lesquelles ? Cela dépend du genre de cuisine que je fais. Les épices sont un élément très important de la cuisine, mais ne doivent pas couvrir le goût original des produits. Elles sont simplement un complément qui doit subtilement enrichir les mets, car le rôle d’un bon cuisinier est de savoir mettre en valeur la véritable saveur d’un produit sans avoir besoin de la cacher par un excès de sel ou de poivre. D’ailleurs, la plupart de ces ajouts peuvent être apportés une fois le plat servi, par le client lui-même. Il ne s’agit pas bien entendu de faire une cuisine insipide, mais de trouver un équilibre juste entre la mise en exergue du goût original des produits et l’utilisation logique et judicieuse des épices. Le secret réside évidemment dans la façon d’intégrer finement ces dernières pendant le processus de la cuisson afin de créer une harmonie savoureuse. Il faut absolument éviter de servir un plat où l’on sent le rajout des épices qui, en définitive, ne sont qu’un parfum. Nombreux sont ceux qui estiment qu’il est impossible de faire une cuisine cachère de haut niveau. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Absolument pas ! Je connais de nombreux restaurants non cachers de réputation qui servent une nourriture infâme et de la même façon, je connais de nombreux restaurants cachers qui sont excellents. La cuisine cachère, comme toutes les autres, a ses limites. Il existe certaines formes de repas qu’il n’est pas raisonnable de vouloir préparer de façon cachère. Je pense notamment à la tradition culinaire du Nord de la France où tout est à base de beurre et de crème. Ce genre de cuisine ne supporte pas d’être cachérisée, car faite «à la manière de» en remplaçant le beurre et la crème par de l’huile d’olive et de la margarine est une démarche inutile et fausse. Toutefois, il est possible de faire des plats magnifiques avec des ingrédients supportés par la cuisine cachère. Par exemple, un simple filet sauté au miel, avec des noix, des tomates, des herbes et de la moutarde, voire éventuellement du vinaigre balsamique, et le tour est joué. Il n’est pas nécessaire de fabriquer un filet Stroganoff factice avec de la crème «parvé» à base de soja, ce qui n’a aucun goût et qui, en définitive, détruit même l’illusion de manger un filet Stroganoff. Dans ce même esprit, je suis totalement opposé à tous ces substituts de produits non cachers vendus sous une forme factice de «cachérisation», tels les crevettes ou les poulpes faits de colins ou de cabillauds, que je refuse d’utiliser dans mes cuisines et que vous ne trouverez jamais dans l’assortiment de mes buffets. Il est vrai que la cuisine cachère est un peu plus limitée pendant Pessah, mais il existe une grande variété de plats succulents qui peuvent être réalisés sans problème. Vos buffets sont fameux, mais il y a un secteur de ceux-ci qui nous semble plus important que les autres, celui des desserts. Dans ce domaine, quelle est votre spécialité ? Vous pouvez facilement imaginer qu’ayant été élevé avec les mains dans la pâte et le sucre, j’ai un faible particulier pour les desserts. Toutefois, en ce qui concerne ces mets servis en fin de repas, je préfère de loin tout ce qui est frais à ce qui est cuit. J’aime les salades de fruits et les assortiments de fruits frais, mais je prépare aussi des compotes, des gâteaux et des pâtisseries. Malheureusement, en ma qualité de chef, je n’ai plus le temps matériel de faire des desserts et je dois compter sur la coopération d’un pâtissier. Je n’ai pas non plus de dessert dont j’ai fait ma spécialité. Un article traitant de gastronomie serait incomplet si nous ne parlions pas des vins qui peuvent accompagner les excellents repas que vous proposez. Quelle est votre appréciation des vins israéliens ? Au cours des quinze dernières années, nos vins ont fait de très grands progrès et ceci est particulièrement dû au développement des vignobles du Golan. Cela dit, nous parlons d’un vin local et Israël n’est ni le Bordelais, ni la Bourgogne, ni la Californie. Les vins israéliens peuvent être mis dans la même catégorie que certains vins italiens, voire australiens. Pouvez-vous nous citer quelques personnalités de stature internationale pour qui vous avez cuisiné ? La palette est aussi riche que variée, mais afin d’illustrer cette galerie de ma clientèle VIP, je vous dirais qu’elle va de Michael Jackson, qui ne mangeait que des pizzas, au fin gourmet François Mitterrand, en passant par Hillary Clinton (qui a emmené un petit paquet souvenir pour Bill), Madonna et de nombreux chefs d’État et politiciens de tous bords, inclus le rédacteur en chef de SHALOM. Faites-vous partie des chefs qui sont à cinq heures du matin au marché afin de s’assurer de la qualité des produits achetés ? Je n’en fais pas partie, parce que ce genre de chef n’existe pas. De nombreuses légendes courent sur des grands chefs qui vont au marché, d’autres qui vont cueillir des herbes pour aromatiser leurs plats et encore d’autres qui vont choisir les citrons sur les arbres des jardins des hôtels. La manière dont nous travaillons ne nous permet pas de faire ce genre de choses. J’ai des acheteurs et je vérifie la qualité de ce qui entre à l’hôtel. De temps en temps, je me rends chez les fournisseurs afin de découvrir des nouveautés. L’Europe est très touchée par la crise de la vache folle et plus récemment par l’épidémie de la fièvre aphteuse. En Israël, on a l’impression que ces problèmes n’existent pas. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Au cours des mois de mars, d’avril et de mai derniers, la consommation de viande de bœuf a énormément augmenté en Israël. Bien entendu, la demande venait de personnes étrangères au pays qui pouvaient la manger ici sans arrière-pensées. Mais cette période d’euphorie va très rapidement se terminer, car l’importation va se faire plus chère et la production locale, surtout en viande cachère, est largement insuffisante. Il faut savoir que 70% de la viande locale abattue est consommée par la population arabe qui, refusant la congélation, ne mange que de la viande fraîche. Sur les 30% restants, seulement 30% correspondent à des critères suffisamment satisfaisants pour être cachérisés. Nous sommes donc obligés de l’importer, ce que nous faisons maintenant d’Amérique du Sud. En conclusion, pouvez-vous nous dire ce qui, pour vous, est un bon repas ? Ma mission est de préparer des mets et jamais je ne dirai à un client que tel ou tel plat ne peut pas être réalisé. Un bon repas est un feu d’artifice gustatif, appétissant et délicieux, mais surtout aimé et apprécié par le consommateur qui quitte ma table heureux et déterminé à revenir. |