Obéissance et moralité | |
Par le Grand Rabbin de Grande-Bretagne, le professeur Jonathan Sacks | |
Il y a dix ans, nous sommes partis en Israël, mon épouse Elaine, nos enfants et moi-même. Avant de prendre mes nouvelles fonctions, je souhaitais séjourner un peu à Jérusalem. Au lieu de l'atmosphère de paix et de quiétude escomptée, nous nous sommes retrouvés en pleine guerre du Golfe. A trente-neuf reprises, nous avons dû mettre nos masques à gaz et nous réfugier dans les pièces «étanches» alors que les missiles SCUD lancés par l'Irak pleuvaient sur le pays. C’était une période très tendue mais j'ai eu l'occasion d'assister à un phénomène mettant en lumière l'intensité dramatique de la vie juive contemporaine. Durant toute la période des combats dans le Golfe, l'aéroport Ben Gourion était pratiquement désert, tous les vols commerciaux ayant été annulés. A une exception près: les appareils amenant les immigrants russes et éthiopiens continuaient d’arriver sans interruption. Voir ces personnes débarquer en Israël à un tel moment de son histoire pour en faire leur nouvelle patrie constituait un phénomène tout à fait exceptionnel. C'est à cette occasion que l'ancienne prophétie de Jérémie m’est revenue à l'esprit. Voici les paroles qu'il a prononcées, il y a près de 2600 ans: «En vérité des jours viendront, dit l'Éternel, où l'on ne dira plus 'Vive l'Éternel qui a fait monter les enfants d'Israël du pays d'Égypte !' mais 'Vive l'Éternel qui a fait monter, qui a ramené les descendants de la maison d'Israël du pays du Nord et de toutes les contrées où je les avais relégués'» (Jérémie, XXIII, 7-8). Le jour viendra, avait prophétisé Jérémie, où on assistera à un second Exode, encore plus miraculeux que le premier. Or je venais d’en être le témoin. Il est écrit au sujet du premier Exode: «Or, lorsque Pharaon eut laissé partir le peuple, D’ ne les dirigea point par le pays des Philistins, lequel est rapproché; parce que D’ disait: 'Le peuple pourrait se raviser à la vue de la guerre, et retourner en Égypte'.» (Exode XIII, 17). En dépit de tous les prodiges et miracles, D’ savait que face à l'éventualité d'une guerre, les Israélites s'en retourneraient. Les immigrants russes de 1991 savaient que le pays était en guerre mais ne s'en retournèrent point. La prophétie de Jérémie s'est concrétisée. J'écris ces lignes alors qu'Israël traverse à nouveau une période difficile. La quête pour la paix - la plus sérieuse jamais entreprise par Israël - s'est soldée par un regain de haine et de violence. En Israël et partout dans le monde juif, on est tenté de sombrer dans le désespoir. C'est dans ces circonstances qu'il faut avoir la foi - non pas un optimisme aveugle - mais une foi inspirée par une perception authentique de l'histoire juive. Cent générations de Juifs ont raconté le récit de l'Exode lors de la nuit du Séder, croyant profondément qu'un jour, le miracle se produirait à nouveau. Or il s'est accompli. Le retour des Juifs en Israël, la souveraineté juive retrouvée, le rassemblement des exilés venus de plus d'une centaine de pays, la renaissance de la langue de la Bible sont tous des phénomènes sans précédent dans l'histoire. Raconter le récit est une chose, le voir se réaliser une seconde fois en est une autre. Nous avons eu ce privilège, nous avons été témoins de ce que le plus grand des prophètes n'a fait que prédire. L'existence d'Israël n'a jamais été facile. Pour des raisons connues de Lui seul, D’ nous a toujours durement éprouvés. Je forme des vœux, toutefois, pour que nous soyons réconfortés cette année par le récit de l'Exode – cette narration qui relate la longue marche vers la liberté d'un peuple tourmenté. Il a affronté en cours de route de nombreuses épreuves et il se peut que, 3300 ans plus tard, son voyage ne soit toujours pas achevé. Mais je sais que son histoire est la nôtre et pour ma part, je suis fier d'en faire partie. C’est là le message de Pessah 5761du Grand Rabbin de Grande-Bretagne à sa communauté. Nous avons demandé à cette personnalité hors du commun de se livrer à une réflexion sur un sujet de mise pour cette fête, portant un message d’espoir et d’encouragement. Il a choisi la force de caractère exemplaire des femmes juives à travers notre histoire. Le récit de Pessah est l’un des plus connus de l'histoire juive. Nous l'avons raconté pendant plus de trois mille ans. Je suis particulièrement fasciné par l’un de ses aspects spécifiques, rarement mentionné. Demandez à n'importe qui, Juif ou Gentil, qui est le héros de l'Exode et presque tout le monde vous nommera Moïse, le libérateur, le prophète et le combattant de la justice. Mais la Torah raconte une histoire plus complexe, plus subtile et assez inattendue. Aux côtés de Moïse, il y a six autres personnages, tous des femmes, sans lesquelles sa mission, sa vie même auraient été impossibles. Les héros de l'Exode sont donc surtout des héroïnes. La première est Yokhevet, épouse d'Amram et mère des trois futurs leaders des Hébreux: Myriam, Aaron et Moïse. Au plus fort des persécutions égyptiennes, Yokhevet a le courage de mettre au monde un enfant, de le cacher pendant trois mois et ensuite d'élaborer un plan pour le sauver de la mort (en le plaçant dans un berceau de jonc sur les flots du Nil). En fait, lors de sa première apparition dans la Torah, elle n'est même pas nommée et nous ne savons pas grand-chose d’elle. Cependant, son courage et son esprit d'initiative ressortent clairement des versets du narratif. Ce n'est pas par hasard que ses enfants deviennent tous des dirigeants du peuple. La seconde héroïne est Myriam, fille de Yokhevet et sœur de Moïse. C'est elle qui guette son frère couché dans le berceau voguant sur le fleuve, c'est elle qui accoste la fille de Pharaon en lui suggérant de trouver une nourrice pour l'enfant parmi les femmes de son peuple. Là encore, le texte biblique dépeint Myriam comme un personnage plein d'audace et de présence d'esprit. La tradition rabbinique va même plus loin, elle nous conte dans un midrach extraordinaire comment la jeune Myriam affronte son père et le persuade de changer d'avis. En effet, lorsque Amram entend le décret selon lequel tout nouveau-né mâle devra être jeté dans le fleuve, il enjoint les Hébreux de divorcer de leurs épouses et de ne plus concevoir des enfants. Mesure logique vu les circonstances: comment peut-on mettre au monde un enfant quand il y a cinquante pour-cent de chances qu'il soit tué à sa naissance ? Pourtant, Myriam, selon la tradition, lui fait des remontrances: «Ton jugement est pire que celui de Pharaon. Car son décret n'affecte que les garçons tandis que le tien frappe filles et garçons. Son arrêté prive les enfants de vie dans ce monde tandis que le tien les prive de vie même dans le monde à venir.» Amram se rend à cet argument et c'est ainsi que Moïse naît peu après. La conclusion du midrach est assez transparente: Myriam a plus de foi que son père. La fille de Pharaon, que la tradition nomme Bitya, est notre troisième héroïne, par certains côtés le cas le plus surprenant. Elle a le courage de sauver un enfant israélite et de l'élever comme son propre fils dans le palais même où son père complote la destruction des Hébreux. On n'imagine guère une fille d'Eichmann ou de Staline agissant ainsi ! Ce personnage à peine esquissé a quelque chose d'héroïque et de gracieux à la fois; la femme qui donne son nom à Moïse force notre admiration. La quatrième héroïne fait son apparition dans une phase ultérieure du récit: c'est Tsippora, l'épouse de Moïse. Fille d'un prêtre midyanite, elle est déterminée à accompagner Moïse dans sa mission en Égypte, malgré les risques et les dangers de cette entreprise hasardeuse. Un passage assez énigmatique du texte biblique nous apprend qu'elle sauve son époux de la mort en circoncisant elle-même son fils. L'impression qui se dégage de ce personnage est celle d'une femme à la volonté de fer qui, à un moment crucial, perçoit mieux que Moïse ce que D’ exige d'eux. J'ai gardé pour la fin deux héroïnes qui apparaissent pourtant au début du récit, parce qu'elles jouent un rôle de véritables pionnières dans l'élaboration d'une éthique animée de conscience humaine. Il s'agit des deux sages-femmes, Shifrah et Pouah, qui entravent la première tentative de génocide de Pharaon. Alors qu'elles ont reçu l'ordre de tuer tout nouveau-né mâle chez les Hébreux, elles «craignent D’ et ne font pas ce que le roi d’Égypte leur a ordonné; elles laissent les garçons vivre». Sommées de s'expliquer et accusées de désobéissance, elles se jouent de Pharaon en inventant une histoire montée de toutes pièces: les femmes des Hébreux, disent-elles, sont vigoureuses et accouchent avant notre arrivée. Elles échappent donc au courroux royal et continuent à sauver des vies. L'épisode des sages-femmes a une énorme portée historique et politique. C'est, à ma connaissance, la première évocation d'un principe devenu l’une des plus grandes contributions du judaïsme à la civilisation: l'idée qu'il y a des limites morales à l'autorité, qu'il y a des ordres auxquels on ne doit pas obéir. Certains crimes contre l'humanité ne peuvent être pardonnés sous le prétexte «je ne faisais qu'obéir aux ordres». Connu sous le nom d'insoumission civique, ce concept est généralement attribué à l'écrivain américain du XIXe siècle, Henri David Thoreau, et il a pénétré la conscience internationale à l'issue de la Shoa et des procès de Nuremberg. Mais il existe depuis plusieurs millénaires, sa véritable origine étant en fait l'action de ces deux femmes, Shifrah et Pouah. Par leur courage obstiné, elles se sont taillé une place d'honneur parmi les champions du comportement moral: elles nous ont enseigné la supériorité de la conscience face au conformisme, celle de la justice face à la législation. Le statut des femmes dans le judaïsme a subi une révolution au cours du siècle dernier. Pour certains, cette révolution n'est pas encore complète mais les faits montrent qu'elle est déjà remarquable. Les femmes disposent aujourd'hui de possibilités d'éducation impensables il y a peu de temps encore. Des érudites comme Nehama Leibowitz et Aviva Zornberg sont considérées comme d'éminentes figures dans le monde de la Torah. Nous poursuivons dans cette voie à la manière juive: avec sérénité, par petites étapes et dans le plus grand respect de la loi juive, tant dans l'esprit que dans la lettre. Pessah 5761 nous incite à raconter l'histoire de ces six femmes, certaines juives, d’autres non-juives, dont la foi, le courage et l'intransigeance morale ont rendu l'Exode possible. «C'est grâce aux femmes vertueuses, disent nos sages, que nos ancêtres furent délivrés d’Égypte.» Aujourd'hui encore, elles peuvent nous inspirer par leur exemple. |