Le centre d'histoire juive de manhattan | |
Par Jennifer Breger * | |
Cette année a vu s'ouvrir à Manhattan le Centre d'Histoire juive, situé sur les 16e et 17e rues entre la Fifth Avenue et l'Avenue des Amériques. Il s'agit sans nul doute de l'événement le plus important survenu sur la scène culturelle juive de New York de ce début de siècle. Le nom même de l'institution a de quoi réjouir. En effet, la notion d'histoire n'a pas la cote auprès de la génération actuelle, plutôt branchée sur le contemporain et l'actualité la plus pointue. A une époque où l'on enseigne aux écoliers les sciences sociales et non l'histoire, où les mots-clés dans le discours de la communauté juive sont les termes plutôt vagues et indéfinis de «continuité juive» et de «patrimoine juif», c'est presque innover que d'introduire les mots «histoire juive» dans le nom d'une institution aussi remarquable et richement dotée. Le Centre rassemble en fait sous un même toit plusieurs institutions opérant de longue date, mais séparément: le Musée de la Yeshiva University, le YIVO Institute de recherche juive, la Société d'Histoire juive américaine et l'Institut Léo Baeck. La Fédération Séfarade américaine a également installé ses locaux dans l'immeuble et étendra son activité dans le domaine des archives et de la documentation. L'objectif du Centre dans son ensemble est de fonctionner comme une sorte de «Library of Congress» et de «Smithsonian Institute» du peuple juif. En s'unissant, les différentes institutions possèdent désormais les archives juives les plus vastes, en dehors d'Israël, avec plus de 100 millions de livres, de manuscrits, d'œuvres d'art, d'objets et de documents. Le Centre leur met à disposition un auditorium, des classes d'instruction, des coins de lecture, des espaces pour les expositions et des outils technologiques, mais chaque institution garde son orientation distincte. Le Musée de la Yeshiva University, fondé en 1973, a toujours réussi à monter de remarquables expositions, dont plusieurs ont été présentées dans SHALOM. Toutefois, ses possibilités étaient assez limitées par son emplacement sur le campus de la Yeshiva à Washington Heights. Installée dans les nouveaux locaux, la directrice du musée, Sylvia Hershkowitz, exprime sa satisfaction: elle compte bien, avec l'aide de son équipe, rendre les trésors du musée accessibles à un plus grand nombre de personnes et leur faire découvrir les 6500 objets de la collection ainsi que son programme créatif. La Société d'Histoire juive américaine, fondée en 1892, possède plus de 40 millions de documents et 30 000 ouvrages qui remontent à la période de l'Inquisition mexicaine au XVIe siècle. Établie à l'origine à New York, l'institution déménagea au début des années 50 dans le Massachussetts, sur le campus de l'Université Brandeis. Fondée par des Juifs allemands, son objectif était la mise en valeur de la contribution des Juifs américains à leur patrie et la lutte contre les préjugés suscités par l'arrivée massive des immigrants d'Europe de l'Est. La Société est le dépositaire de nombreux legs ayant appartenu aux descendants des premières familles juives américaines et possède aussi une superbe collection de portraits juifs coloniaux, qui ont déjà fait l'objet d'un article dans SHALOM. L'Institut YIVO, Yiddischer Vissenschaftlicher Institut, de recherche juive se consacre à l'étude du judaïsme d'Europe de l'Est d'avant la Shoa, mettant l'accent plus particulièrement sur la culture juive laïque de cette époque. Fondé à Vilnius (Vilna) en 1925, il était considéré comme «l'Université Yiddish du peuple juif». Il possédait des documents et des archives recensant des centaines de communautés juives à travers toute l'Europe. L'Institut de Vilna fut détruit pendant la Shoa mais une grande partie du matériel fut sauvé et reconstitué en 1940 à New York City, où une filiale américaine fonctionnait déjà depuis 1926. Pendant de nombreuses années, les 22 millions de documents et les 350 000 volumes furent conservés à la prestigieuse adresse de la Fifth Avenue près de Central Park, mais l'hôtel particulier qui les abritait finit par devenir exigu. Une grande partie des documents de Vilna qu'on croyait perdus ne furent retrouvés qu'en 1989 et transférés à New York. Le YIVO possède une prodigieuse collection de photographies décrivant les communautés juives d'Europe de l'Est, images évoquant de façon saisissante la vie juive au quotidien. L'Institut Léo Baeck, fondé à Jérusalem en 1955, porte le nom du célèbre rabbin réformé né à Berlin, déporté à Theresienstadt en 1943 où il apporta soutien et réconfort moral à ses compagnons d'infortune. Cette organisation s'est donnée pour tâche de recueillir les témoignages de la vie juive dans les régions germanophones depuis le XVIIe siècle jusqu'à sa destruction par les Nazis. La filiale new-yorkaise de l'Institut Léo Baeck possède plus de 60 000 volumes, d'importantes collections de périodiques, de nombreux documents, une collection d'œuvres d'artistes juifs allemands tels Max Lieberman et Lesser Ury et 30 000 photographies. Avec le temps, les locaux de l'Institut, situés dans une élégante maison de l’East Side, sont également devenus trop petits. Le Centre abrite aussi la Fédération Séfarade américaine: fondé en 1984, cet organisme sert de coordinateur et de centre de documentation pour l'ensemble des communautés séfarades d'Amérique. Bien que la Fédération ne se soit pas consacrée à la recherche du passé, elle a l'intention de mettre sur pied une grande bibliothèque qui recensera la foisonnante mosaïque du patrimoine séfarade depuis l'Âge d'or en Espagne jusqu'aux temps présents et où seront représentés tous les pays avec présence séfarade ou orientale. Les cinq organisations ont des orientations bien différentes mais en s'unissant, elles offrent aux chercheurs et au grand public une source inestimable de documentation. La structure extérieure du Centre reflète la singularité et l'interdépendance de ses composantes. Situé sur un emplacement de choix, le Centre se compose de quatre anciens immeubles et de deux nouveaux. Les architectes ont réussi à intégrer harmonieusement en un seul ensemble des bâtiments d'âges divers et de hauteurs différentes. L'inauguration officielle est prévue pour octobre 2000 mais le Centre fonctionne déjà et a ouvert ses portes au public. Le Musée de la Yeshiva University a présenté sa première série d'expositions, dans la nouvelle galerie. L'exposition principale, qui se tiendra jusqu'en avril 2001, est intitulée «Intersections majeures». Il s'agit d'un assemblage des plus belles pièces des institutions partenaires du Centre, présentées thématiquement et non chronologiquement ou par institution, démarche qui préfigure la symbiose créative du partenariat. Avec la collaboration d'un comité d'historiens juifs, le conservateur Gabriel Goldstein propose une exposition en trois sections: «Exode et transition», «Implantation et continuité» et «Transmission et régénération». Elle constitue donc une introduction globale à l'histoire juive et au vécu juif collectif. L'exposition s'ouvre sur un merveilleux manuscrit de la collection de la Yeshiva University: la Bible de Prague, reliée en trois volumes et datant de 1489. C'est le manuscrit hébraïque le plus ancien écrit et enluminé à Prague. Au cours de son histoire mouvementée, il s’est trouvé entre les mains de Moïse Mendelsohn, du Juif de cour Daniel Itzig et du dirigeant réformé Abraham Geiger; il a ensuite été la propriété de la bibliothèque de la «Hochschule für die Wissenschaft des Judentum» à Berlin. Parmi les objets américains, quelques pièces remarquables dont la lettre adressée en 1818 par Thomas Jefferson à Mordehaï Noah. Cet éminent dirigeant juif américain du début du XIXe siècle avait fait un sermon lors de l'inauguration du nouvel édifice abritant la congrégation «Shearith Israël» à New York et en avait envoyé des copies à de nombreuses personnalités américaines, dont Jefferson. Ce dernier lui adressa une lettre dénonçant l'antisémitisme, affirmant son soutien à la liberté du culte comme fondement de la démocratie américaine et prônant l'éducation comme moyen de lutte contre les préjugés religieux. L'exposition présente également le manuscrit autographe original du poème d'Emma Lazarus, «Le Nouveau Colosse», gravé sur la Statue de la Liberté. Parmi les nombreux objets de toute beauté, on distingue une guimpe (manteau de Torah) taillée dans le maillot d'un bébé. Cette pièce datant de 1946 fut fabriquée dans le quartier de Washington Heights à New York par les Juifs allemands qui perpétuaient ainsi une tradition ancienne datant du XVIe siècle. La guimpe porte des motifs décoratifs modernes - un canapé du magasin de meubles de la famille et un pamplemousse surmonté d'une cerise au marasquin. Plusieurs objets évoquent la persécution des Juifs à différentes périodes, dont un document recensant le procès d'un Juif à Trente, en 1478-9, et un autre de Mexico-City relatif à un procès de l'Inquisition. Un recueil de vœux de Roch Hachanah est particulièrement émouvant: fait dans le ghetto de Lodz en 1941, il contient des dessins d'enfants et la signature de 14 587 élèves et 715 enseignants de la ville. L'année suivante, les Nazis déportèrent la majorité des écoliers au camp d'extermination de Chelmno. Grâce aux espaces offerts par le Centre, le Musée de la Yeshiva University peut monter diverses expositions simultanément. Il est intéressant de signaler que toutes les exhibitions inaugurales sont liées à la Bible. Une exposition intitulée «Le Roi David» présente les tableaux de l'artiste israélien contemporain Ivan Schwebel; les personnages du récit biblique y figurent sur fond de gratte-ciel des cités modernes de Tel-Aviv, Jérusalem et New York, juxtaposition créant un vif impact. Dans le jardin des sculptures, le visiteur peut admirer 15 sculptures métalliques sur le thème des animaux de l'Arche de Noé, créées par Manuel Bennett, artiste américain vivant à Mexico depuis 1951; la série est intitulée «Noah convoque les animaux». Il y a également une exposition interactive pour enfants sur la vie au temps de la Bible, intitulée «De la tente au Temple: la vie au Proche-Orient dans les temps anciens». Par le biais de jeux à solutionner et de puzzles, les enfants découvrent comment vivaient les hommes du Proche-Orient à l'époque biblique et apprennent à interpréter les trouvailles archéologiques. Le Centre d'histoire juive recèle un énorme potentiel. On peut espérer que chacune de ses composantes prospérera tout en préservant ses biens et en maintenant son engagement vis-à-vis de la recherche. Mais il ne fait aucun doute que le partenariat et la coopération, surtout en cet âge de technologie de pointe, seront non seulement bénéfiques pour toutes les institutions mais également et surtout pour le grand public auquel le nouveau complexe offre un centre de documentation et d'éducation hors-pair. Chez les Juifs, c'est le passé qui détermine le présent et le futur. Le Centre leur permettra d'aller au-delà des sentiments diffus de nostalgie par rapport au monde de nos mères et de nos pères. Il les dotera d'une connaissance réelle révélant toute la richesse et la variété du patrimoine juif tel qu'il a été vécu dans une multitude de communautés par le passé et tel qu'il continue à être vécu au présent. * Jennifer Breger est diplômée de l'Université d'Oxford et de l'Université hébraïque de Jérusalem. Elle est spécialiste en livres juifs et hébraïques et vit à Washington. |