«Post tenebras… lux»
Par Roland S. Süssmann
Les images de milliers et de milliers de Juifs en provenance de l’ensemble des républiques soviétiques, débarquant en Israël des avions d’El Al à Tel-Aviv, nous sont toujours présentes à l’esprit. Mais où et comment cette extraordinaire épopée de l’Histoire récente de notre peuple a-t-elle commencé ?
Bien qu’à ce sujet les avis divergent, il est de plus en plus reconnu que le mouvement de résistance juive à l’intérieur de l’Union soviétique, dont le but était d’obtenir la libération des Juifs et leur droit à l’émigration vers Israël, a pris ses racines à… Riga, en Lettonie.
C’est en effet dans cette petite ville du bord de la mer Baltique qu’un groupuscule de Juifs courageux s’est lancé corps et âme dans cette bataille qui semblait perdue d’avance, celle du pot de terre contre le pot de fer.
Dès le début des années soixante, plusieurs douzaines de Juifs de Riga manifestaient ouvertement leur intérêt pour Israël et leur désir d’émigrer. Ils échangeaient clandestinement des livres, des brochures, des calendriers et des écrits de Nachman Bialik et de Zeev Jabotinsky, qui avait établi son groupement politique, le Betar, à Riga en 1923.
Le procès Eichmann eut une grande influence sur la prise de conscience des Juifs lettons, les souvenirs de la tragédie de la Shoa étant encore très présents. C’est à cette époque que «l’affaire» de la forêt de Rumbula fut révélée. Rumbula est le nom d’une petite gare située à 12 km à l’est de Riga. En automne 1941, dans une pinède située en face de cette gare, les Allemands ont fusillé, avec l’aide enthousiaste des Lettons, toute la population du Ghetto. Au vu du zèle des Lettons, les Allemands ont ensuite transporté des Juifs d’autres régions d’Europe pour les assassiner à Rumbula: 50 000 personnes y ont été enfouies, dans neuf charniers séparés. L’endroit, resté totalement secret, n’était connu que de quelques-uns. C’est uniquement grâce au témoignage de Mme Bella Michelson, qui avait pu s’échapper de l’un des charniers, que le crime fut révélé. Quelques Juifs se mirent alors à parcourir la forêt à la recherche de traces et furent surpris de voir qu’à neuf endroits différents, de l’herbe très grasse et d’innombrables lilas avaient poussé. Ils purent ainsi déterminer les lieux.
Un groupe d’activistes composé d’avocats, d’ingénieurs, de scientifiques comme le professeur Herman Branover et son épouse Faïna, de l’écrivain Marek Bloom (qui changea son nom en Mordehaï Lapid et fut assassiné en 1993 par des Arabes à Hebron), de l’architecte Rachlin (qui fut tué par la police secrète soviétique), décidèrent de fouiller ces terres et de faire une sépulture décente à ces Juifs martyrisés.
C’est plus particulièrement un homme, SAMUEL ZEITLIN szl, surnommé «Boubi», dont toute la famille avait été assassinée dans la forêt de Rumbula, qui lui-même avait passé dix ans de sa vie dans le goulag pour «activités anti-soviétique et sionisme» après avoir été grièvement blessé dans les rangs de l’Armée rouge pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui prit le projet en main et en fit l’œuvre de sa vie. Avec quelques-uns de ses plus proches amis, munis de pelles et de pioches, ils partirent par un beau dimanche délimiter les lieux du charnier, dans le but d’essayer de l’arranger et de construire un mémorial.
Mal leur en prit, les autorités ayant vite fait de les repérer, probablement sur dénonciation, envoyèrent les forces de l’ordre mettre un terme à leurs activités. Mais c’était méconnaître Boubi Zeitlin, un homme qui, au moment de sa blessure pendant la guerre, était resté coincé dans un marais pendant 24 heures avant d’être secouru. Estropié à vie, il avait donc l’habitude d’agir dans l’adversité et ne se laissait pas facilement impressionner. Sa riposte ne se fit pas attendre. Il mobilisa quelques dizaines de jeunes Juifs qui, dès le dimanche suivant, débarquèrent dans la forêt de Rumbula munis de pelles et de pioches pour creuser la terre.
Parallèlement, Samuel Zeitlin multiplia les démarches à Moscou pour obtenir l’autorisation de s’occuper des charniers, il voulait aussi que les autorités financent un mémorial. En définitive, ses efforts aboutirent.
Pendant ce temps, les sionistes, les anciens bétaristes et plusieurs Juifs concernés prirent l’habitude d’aller travailler chaque dimanche sur les charniers dans la forêt. Ils venaient avec leurs épouses, leurs enfants adolescents et les amis de leurs enfants. Il faut bien se rendre compte de l’ampleur de cette mission sordide car, à chaque coup de pelle, ils trouvaient des ossements, des chaussures d’enfants, des habits, un crâne défoncé, etc. Mais ils ne se laissèrent pas démoraliser, travaillant en chantant et organisant souvent, en fin de journée, une cérémonie du souvenir improvisée au cours de laquelle ils récitaient le kadish ou quelqu’un lisait une poésie de son cru relative au terrible massacre de Rumbula. Il y avait aussi des discours… sionistes si bien que, progressivement, l’esprit de Rumbula fit tâche d’huile à Moscou et à Leningrad. «Les dimanches de Rumbula» et l’éducation sioniste qui y fut discrètement mais efficacement enseignée, furent sans aucun doute le stimulus qui réveilla «les Juifs du silence». Parallèlement à cette occupation dominicale, une autre activité se mit progressivement en place. Samuel Zeitlin et ses amis traduisirent en russe le fameux livre «Exodus», de Léon Uris, que des volontaires tapèrent à la machine en de très nombreux exemplaires et qui fut distribué comme samizdat à travers toute l’URSS. La lecture de cet ouvrage contribua considérablement au réveil du sentiment sioniste dans toutes les républiques soviétiques.
Mais les autorités soviétiques ne virent pas d’un bon œil les tâches dominicales de Rumbula. Les volontaires ne purent venir y travailler que sous haute surveillance de la police secrète, de la police et même de l’armée. Finalement, Boubi et ses amis décidèrent de construire un mémorial sur les lieux. Cette louable intention s’avéra bien plus difficile à réaliser qu’à penser. En effet, les autorités soviétiques interdirent toute inscription en hébreu, toute indication que les victimes étaient autre chose que des «citoyens soviétiques» et toute marque religieuse. Les premiers monuments, faits main, furent immédiatement détruits. Mais Samuel Zeitlin était déterminé. Après avoir écrit de nombreuses lettres à Moscou et fait jouer toutes ses relations, il obtint qu’une pierre avec une inscription en yiddish et en lettres hébraïques soit posée sur les tombes avec, comme épitaphe: «Yidden Korbones foun Faschism» - «Juifs victimes du fascisme». Malgré l’interdiction, Boubi y fit graver une énorme étoile de David. Les autorités firent enlever la pierre et la livrèrent à un graveur pour qu’il supprime cette étoile. Dans la nuit, Boubi et ses amis volèrent la pierre, la remirent en place et la photographièrent. Le lendemain, la photo parut dans la grande presse mondiale et les autorités soviétiques décidèrent de céder.
Mais ils n’abandonnèrent pas leur harcèlement pour autant. En automne, à la date souvenir de l’extermination du ghetto de Riga, des milliers de Juifs se réunissaient à Rumbula pour commémorer la tragédie. A chaque fois, les autorités menaient des exercices militaires à proximité afin de faire tonner les canons et les tanks de manière à ce que les orateurs ne puissent pas se faire entendre. Ce fut peine perdue, car ce genre d’agression révolta même les Juifs les plus apathiques.
Des horreurs de la forêt de Rumbula, un chemin s’est frayé vers la liberté pour des centaines de milliers de Juifs, et les noms d’hommes tels que Samuel Zeitlin et Mordehaï Lapid brilleront éternellement au firmament des personnalités juives… bien que méconnues.