Aux portes du Liban
Par Roland S. Süssmann
L’atmosphère est lourde, l’incertitude est tangible partout. Depuis le retrait précipité de l’armée israélienne du Sud-Liban, la population juive des villes, villages et kibboutzim du nord d’Israël vit dans l’appréhension du lendemain. C’est ainsi que les habitants de Metoulah, l’agglomération la plus septentrionale d’Israël, ont subi un choc lorsque les Libanais ont commencé à les lapider. Ils étaient persuadés que suite au retrait de Tsahal du Sud-Liban, leur présence en Galilée serait acceptée par leurs voisins arabes: la désillusion est donc très dure.
Sur le terrain, la présence de l’armée israélienne à l’intérieur des différents kibboutzim qui longent la frontière avec le Liban est nettement plus importante qu’avant le retrait. Comme dans certaines régions de Judée-Samarie, les enfants vont à l’école dans des bus blindés mis à disposition par le Conseil régional de la région de Benjamin située au nord de Jérusalem, en Samarie.
La décision d’Éhoud Barak de retirer ses troupes du Liban et le fait que Tsahal ait pu quitter les lieux sans qu’une goutte de sang ne soit versée, en n’abandonnant que du matériel obsolète sur le terrain, est très populaire. Cela dit, de nombreuses interrogations subsistent, à commencer par le fait que ce retrait hâtif, furtif et nocturne a été interprété par le monde arabe comme un aveu de faiblesse: pour lui, l’armée la plus puissante du Moyen-Orient a été chassée par une petite bande de la pire racaille. Tsahal a été humiliée et Israël a trahi ses alliés, les mercenaires de l’armée du Sud-Liban ! Au Moyen-Orient, de tels symboles sont des signes de faiblesse qui ne restent pas sans conséquence, et tout indique que le monde arabe, revigoré par sa «victoire», se montrera de plus en plus exigeant et inflexible dans les négociations dites de paix, quelles que soient les concessions unilatérales offertes par Israël.
Aujourd’hui, les lance-roquettes peuvent propulser les katyoushas directement sur les villes de Naharia et de Haïfa (son port, ses raffineries de pétrole, etc.), ce qui n’était pas le cas lorsqu’Israël était présent dans la zone de sécurité. Les oriflammes du Hezbollah et son armement lourd et moderne fournis par l’Iran par l’entremise directe de la Syrie, sont directement placés derrière les barbelés qui démarquent les limites territoriales des kiboutzim du nord et la frontière internationale entre Israël et le Liban.
N’ayons pas d’illusions. Si le Hezbollah devait se lancer dans des attaques contre Israël, il est peu vraisemblable qu’un gouvernement israélien, quel qu’il soit, craignant à la fois les réactions internationales et un enlisement, se lance dans une opération militaire dissuasive d’envergure. N’oublions pas qu’une vieille tactique du Hezbollah, comme de l’OLP, consiste à cacher les guérilleros dans des centres urbains parmi la population civile, car ils savent pertinemment que dans pareil cas, Israël hésite toujours à riposter à des attaques terroristes.
Il existe toutefois un espoir de voir la frontière nord d’Israël vivre une période de calme, car le Hezbollah, souhaitant devenir une force politique respectable au Liban, cherche à se démarquer de son image de terroristes assassins. De plus, en raison de la période de transition en Syrie et des difficultés internes qui risquent de connaître un développement fâcheux, celle-ci n’a pour l’instant aucun intérêt à voir se développer une situation explosive au Liban. Afin de mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette nouvelle page de l’histoire des frontières d’Israël, nous nous sommes rendus au nord du pays et même dans les dernières enclaves tenues par Israël au Liban avant leur évacuation. Nous avons pu constater que la population juive de la région vit dans une situation paradoxale. Bien que les fusils du Hezbollah soient pointés sur ses maisons, le fait est qu’un espoir est né, le retrait de l’armée pouvant éventuellement mener à des accords de paix. Entre-temps, cette population veut croire qu’en cas d’attaque, Israël ripostera avec force, l’État hébreu étant dans son bon droit: il a quitté le Liban et est retourné sur ses terres. Toute offensive en provenance du Sud-Liban constitue donc une forme de provocation méritant une riposte sans compromis. Les habitants que nous avons rencontrés estiment que le retrait en tant que tel constitue une bonne chose. Rappelons que la présence israélienne avait en fait deux buts: protéger la population du nord d’Israël et maintenir un semblant de calme dans la zone jouxtant la frontière du pays. Or aucun des deux objectifs n’a été atteint. Les katyoushas tombaient toujours sur Kiriath Shemona et la région comme si Tsahal n’était pas installée au Sud-Liban et des soldats israéliens étaient régulièrement tués ou blessés. Quant à la guerre fratricide qui ronge le Liban depuis de nombreuses années, la présence israélienne et la coopération avec les Chrétiens du Sud-Liban, qui constituaient l’Armée du Liban-Sud (ALS), n’y ont rien changé.
Une visite au kibboutz Manara est des plus édifiantes, et nous ne pouvons qu’encourager nos lecteurs à s’y rendre. Situé sur une colline à 10 mètres des canons du Hezbollah, il surplombe la vallée de la Houla qui porte aussi le nom de «doigt de la Galilée». Juste en face du kibboutz se trouvent les Hauteurs du Golan qui dominent le flanc est de la vallée où sont situés quelques kibboutzim et villages agricoles. Dans ces conditions, il est facile d’imaginer quelle serait la situation si par malheur les troupes syriennes devaient à nouveau être stationnées sur le Golan. Les villes et villages juifs de cette région de la Galilée seraient totalement encerclés et finalement condamnés à quitter les lieux. Tel n’est pas encore le cas bien que, selon certaines rumeurs non confirmées, près de 30% de la population de Kiriath Shemona chercherait à quitter la ville…
Afin de nous permettre de brosser un tableau aussi précis que possible de la situation, nous avons rencontré M. AHARON VALENCY, président du Conseil régional de la Galilée du Nord, qui représente les 29 Kibboutzim et colonies juives d’une contrée à prédominance agricole, bien qu’elle compte 45 entreprises industrielles.

Pouvez-vous en quelques mots nous donner votre appréciation de la situation après le retrait de l’armée d’Israël du Liban ?

Je suis très heureux que ce dégagement ait finalement eu lieu, car je m’en étais fait l’avocat et le défenseur depuis de nombreuses années, tout en étant pleinement conscient des risques que cette décision implique. J’habite ici depuis très longtemps avec mes cinq enfants et mes six petits-enfants et pour nous, c’est-à-dire la population dont je suis responsable et ma famille, il ne s’agit pas d’une vague utopie, mais d’une réalité à vivre au quotidien. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation nouvelle et si tous les kibboutzim que représente notre conseil régional se trouvent effectivement sur la ligne de front face au Liban, il y en a certains dont les barbelés qui délimitent leur territoire constituent en même temps la frontière. Il faut bien comprendre que pendant les dix-huit dernières années, la frontière était éloignée, et qu’à présent, elle se trouve à nos portes ! De nombreuses interrogations se posent, car nous vivons dans un contexte où la balance peut pencher du côté de la tranquillité, de la vie normale et pourquoi pas de la paix, ou vers la confrontation. Tout cela dépend bien entendu de la manière dont la situation évoluera avec la Syrie, car tout est inextricablement lié. Le shabbat 3 juin 2000, nous avons entrepris une marche de 5000 personnes qui se sont rendues du kibboutz Manara au kibboutz Misgav Am, le long de la nouvelle ligne de démarcation, afin de signaler à nos voisins que nous souhaitons vivre avec eux côte à côte, sans tanks ni hélicoptères de combat.

En raison de l’incertitude dont vous parlez, pensez-vous que vous allez assister à un genre d’exode de la population locale ?

Au cours des dernières années, nous avons été victimes de nombreuses attaques de roquettes katyoushas. La population du nord de la Galilée ne s’est pas laissé impressionner et dès que les agressions étaient passées, les hommes, les femmes et les enfants sortaient des abris et se remettaient au travail. L’une des priorités de notre conseil régional a toujours été de ne pas se plaindre et de tout mettre en œuvre pour assurer une vie aussi normale que possible.

Pratiquement, qu’avez-vous entrepris ?

Nous avons mis l’accent sur une vie culturelle et sportive de tout premier plan. Nous avons créé des semaines musicales et de judaïsme qui sont suivies par des milliers de personnes en provenance de tout le pays. Sur le plan sportif, nous organisons des concours de bicyclette et de natation. En basket-ball, nous faisons partie de la ligue européenne et au niveau national, nous sommes les seuls, en vingt-cinq ans, à avoir réussi une fois à prendre le titre au Maccabi de Tel-Aviv !

A présent que vous vous trouvez à nouveau sur la ligne de confrontation, obtiendrez-vous une aide financière du gouvernement afin d’encourager la population à rester et certains investisseurs à créer des emplois dans la région ?

Une partie de la population de Kiriath Shemona, environ 28%, souhaiterait s’en aller et s’installer plus au sud de la Galilée. Je peux comprendre ces familles, elles sont fatiguées de vivre dans l’adversité, ce qu’elles ont fait avec beaucoup de courage pendant de nombreuses années. Les habitants des kibboutzim qui veulent quitter la contrée partent pour d’autres raisons, avant tout idéologiques ou économiques. Le gouvernement a accepté un premier plan de quatre cents millions de dollars pour renforcer notre circonscription et ses infrastructures sur le plan éducatif, des routes et de l’industrie. Nous avons proposé un projet supplémentaire s’élevant à 1.5 milliards de dollars sur plusieurs années pour améliorer la qualité de vie dans la Galilée, tant dans notre région que dans celle se trouvant sur les bords de la mer. Nous négocions actuellement avec le gouvernement pour qu’il contribue à des opérations d’encouragement à l’investissement en participant pour 38% aux investissements dans notre région ainsi qu’en octroyant d’importantes réductions fiscales. Mais il n’y aura pas de distribution directe de fonds à la population afin qu’elle reste sur place.
Toujours dans le cadre du plan d’aide gouvernemental, nous voulons construire de nouvelles infrastructures, par exemple deux parcs industriels, l’un à Kiriath Shemona, dont l’activité se situera dans le domaine de la biotechnologie, l’autre à Malkia, au bord de la frontière, destiné aux jeunes de notre région ayant fait des études de haute technologie, pour leur offrir la possibilité de fonder des sociétés. Nous allons réaliser ces projets en coopération directe avec M. Stef Wertheimer (voir Shalom Vol. X), le fondateur de la société «Iscar», qui a déjà créé de nombreux parcs industriels de ce genre dont un dans notre région en collaboration directe avec moi.
Nous sommes une petite municipalité qui a ses forces et ses faiblesses, mais qui a absorbé un grand nombre de nouveaux immigrants. Nous sommes malheureusement frappés par le chômage. Si le processus de paix aboutit, les frontières avec nos voisins syriens et libanais s’ouvriront et le développement de notre région en bénéficiera. A cet égard, nous avons déjà mis au point un certain nombre d’études de faisabilité dans le cadre du collège académique Tel Haï que nous avons créé ici et qui compte actuellement 5 000 étudiants. J’espère que cette option assez réaliste se réalisera dans les deux à trois ans à venir, car l’alternative est terrible. En effet, si nous n’arrivons pas à un accord de paix avec la Syrie, celle-ci s’alliera avec l’Iran et se lancera contre nous dans une guerre totale dans laquelle elle entraînera plusieurs États arabes. Nombreux sont ceux parmi nous qui pensent que la paix avec nos voisins Arabes apportera un essor à notre région et permettra à l’entreprise privée de se développer de manière à renoncer progressivement à toute forme d’aide gouvernementale.

Pensez-vous qu’il y a un avenir pour votre région ?

Israël est devenu une société cynique où l’idéologie a été remplacée par l’admiration de l’argent et l’appât du gain. En Judée-Samarie, les habitants sont animés par une idéologie très forte, ils construisent et développent leurs villes et villages malgré le fait que le monde entier soit contre eux. Ils estiment que ce qu’ils font est juste et ne se préoccupent pas des opinions des autres. D’ailleurs, ils sont prêts à payer quotidiennement le prix nécessaire pour assumer les conséquences de leurs décisions. Dans notre circonscription, l’idéologie se limite à quelques kibboutzim et moshavim, dans les villes comme Kiriath Shemona et Metoulah cette motivation est plus faible. Il faut aussi dire que nous n’obtenons aucune forme d’encouragement ou de reconnaissance, ni de la part du gouvernement ni de celle des autres citoyens d’Israël pour qui, malheureusement, l’argent prime sur tout. L’idéologie et la combativité ont quelque peu disparu et nous sommes une société divisée. Il est donc compréhensible que certains habitants de nos régions préfèrent se joindre aux tendances du moment. Il faut être très fort intérieurement et convaincu par l’idéologie pour agir autrement.
Malgré toutes ces difficultés, je reste optimiste pour ma région et ma population, en particulier celle des kibboutzim qui partagent cette confiance, motivé avant tout parce que je crois que notre but final est de construire une société morale basée sur les principes des prophètes d’Israël. Après la Shoa, nous n’avons pas fondé un État juif pour avoir une petite Amérique ou une petite Europe au Moyen-Orient.


L’ARMÉE DU LIBAN-SUD
A travers les jumelles de l’armée israélienne juchées sur un poste stratégique, nous pouvons observer les agissements du Hezbollah dans un village du Sud-Liban. Les soldats m’expliquent que les habitants sont régulièrement battus dans la rue. Un propriétaire d’une station d’essence a été expulsé de chez lui et, dès le lendemain, la benzine était distribuée gratuitement aux membres du Hezbollah. C’est l’une des exactions douces qui illustre ce qui se passe dans l’ancienne zone de sécurité, le reste est laissé à l’imagination de chacun. Les combattants sont partis et les quelques personnes qui sont restées sont avant tout des vieillards dont la vie est en danger.
A Kiriath Shemona, dans une auberge de jeunesse ultramoderne transformée pour l’occasion en centre d’hébergement, nous avons rencontré JEAN, un ancien commandant de l’ALS. L’homme, totalement désœuvré, encore sous le choc de la défaite, parle lentement, tristement, la rage au cœur. Il faut bien comprendre que les membres de l’ALS qui, pour l’instant sont installés en Israël, n’ont pas une attitude de réfugiés qui acceptent de s'établir provisoirement dans des conditions difficiles dans un autre pays afin de progressivement y vivre de façon définitive. Loin de là. Il s’agit de familles de militaires dont les hommes ne connaissent que le métier des armes et qui doivent rapidement trouver une activité. Il est peu probable que l’armée israélienne les intègre. Leur retour au Liban où ils ont leurs racines, leur culture et leur domicile est plus que problématique à l’heure actuelle.
Jean parle un hébreu impeccable et à première vue, sa rancœur n’est pas tournée vers Israël mais vers le monde chrétien. Il estime en effet que les Chrétiens ont une responsabilité vis-à-vis de leurs frères maronites du Liban, obligation que visiblement personne n’a l’intention de remplir. «Nous avons planté nos vergers d’oliviers avec du sang. Un grand nombre d’entre nous est tombé et aujourd’hui, tout indique que notre lutte était inutile. Sur l’église de notre village où tout le monde est chrétien flotte le drapeau de l’Iran et non celui du Liban. Qui avait intérêt à nous abandonner ? De qui et de quoi sommes-nous les victimes ?». Le discours est également amer envers Israël et à l’égard du commandant Antoine Lahad qui n’était pas auprès de ses troupes le jour de la défaite. Ces hommes estiment à juste titre avoir combattu dans une unité de Tsahal qui, certes, portait le nom de «Tsadal» (Armée du Liban-Sud); ils avaient établi des liens de sang avec Israël… qui les a laissés tomber, pour ne pas dire trahis. «Nous n’étions qu’un seul corps, une seule âme, un seul esprit… et aujourd’hui, que sommes-nous devenus ? L’armée a-t-elle une obligation à notre égard ? Qui attend de nous que nous allions quémander notre dû ?».
Tous ces termes ne sont pas encourageants et n’augurent rien de bon.
Il ne fait aucun doute que si le problème de ces mercenaires et de leurs familles n’est pas très rapidement résolu, Israël se retrouvera doté d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants qui, mû par la rancœur, se retournera très vite contre lui et trouvera un soutien auprès d’éléments arabes hostiles à l’État juif.