La commercialisation du corps humain
Par le rabbin Shabtaï Rappoport *
Mère de quatre enfants, K. a 35 ans. Il y a deux ans, elle a contracté une angine, provoquée par un streptocoque hémolytique. K. se dit que cela disparaîtra comme c'était venu et ce fut effectivement le cas. Toutefois, peu de temps après, elle eut une rare complication, diagnostiquée par les médecins comme une glomérulonéphrite post-streptococcique à progression rapide. Cette maladie évolua en insuffisance rénale irréversible. Depuis, elle est dialysée. Récemment, son état de santé s'est détérioré et il est désormais évident que le meilleur recours est une greffe de rein.
Mais les chances d'obtenir un rein sont fort minces. Il y a un manque chronique d'organes de donneurs décédés. On peut recevoir un rein d'un donneur vivant mais il s'est avéré qu'aucun des proches de K. n'était compatible. Dans ses démarches frénétiques pour sauver la jeune femme, la famille a exploré toutes les possibilités et appris qu'on peut acheter un rein d'une personne vivante. Dans certains pays, il s'agit d'une pratique courante mais là où vit K., c'est illégal. La famille de K. est fortunée et a de solides relations. Ses représentants ont contacté des personnalités du monde politique, ils sont apparus à la télévision nationale, ont donné des interviews aux grands journaux, tout cela pour convaincre le public et les politiciens que la légalisation de la vente d'organes permettra de sauver de nombreuses vies. Face au cas tragique de K., beaucoup de personnes ont manifesté leur empathie, ignorant les objections morales que soulève la transformation du corps humain en marchandise.
Étant donné que sauver une vie est un devoir suprême dans la Loi juive, prioritaire par rapport à tous les commandements - excepté l'interdit d'idolâtrie, d'inceste et d'effusion de sang -, doit-on légaliser la vente d'organes pour sauver des vies ?
Par ailleurs, si un individu est dans la plus profonde misère et a une chance d'améliorer sa condition en vendant un de ses organes, la société ne doit-elle pas l'autoriser à le faire ?
Dans une réponse fréquemment citée, rabbi David Ben Zimra, sage du XVIe siècle, discute le cas d'un homme placé devant un choix atroce par le tyran local (in Responsa, 3e partie, 627): soit il accepte l'amputation d'un de ses membres - ce qui sans doute ne le tuera pas -, soit une autre personne sera exécutée. L'homme doit-il sacrifier un membre de son corps et se laisser mutiler, afin de sauver la vie d'un autre homme ?
Le débat s'ouvre sur une argumentation tendant à prouver qu'il faut effectivement accepter ce marché lorsqu'il s'agit de sauver une vie humaine. Il a été stipulé (Choulkhan Aroukh Orakh Hayim, chap. 328 par. 17) que les lois du Shabbat ne peuvent être transgressées pour sauver un organe, s'il n'y a pas de danger pour la vie de son propriétaire. Puisque nous savons que les lois du Shabbat doivent être transgressées pour sauver une vie, on peut en conclure que le salut d'une vie a priorité sur les lois du Shabbat, et que les lois du Shabbat ont priorité sur l'intégrité du corps humain. Il en découle nécessairement que le devoir de sauver une vie passe avant l'intégrité du corps humain et qu'il y a une obligation religieuse de renoncer à un membre de son corps pour sauver une vie.
Invoquant divers contre-arguments, rabbi Ben Zimra réfute ce raisonnement. Il conclut qu'il n'y a absolument pas d'obligation de se laisser mutiler pour sauver une vie. Cependant, si un individu choisit délibérément une conduite dévote, au-delà de ce qui est exigé par la Loi, il a le droit de le faire. Mais si la mutilation met sa vie en danger, un tel acte constitue alors de la dévotion poussée à l'absurde - et par conséquent il est interdit - car préserver sa propre vie d'un danger possible passe en premier, même lorsqu'il s'agit de sauver autrui d'une mort certaine.
Cette dernière exception contredit une autre réponse de rabbi Ben Zimra (in Responsa, 5e partie, 218) où il parle de l'obligation de sauver une vie telle qu'elle découle du commandement biblique: «Ne sois pas indifférent au sang de ton prochain» (Lévit. XIX, 16), ce qui signifie: «Ne reste pas inactif lorsque ton prochain est sur le point de perdre son sang (= sa vie); il est de ton devoir de le sauver». Ici, rabbi Ben Zimra conclut que même lorsque la tentative de sauver une vie comporte un certain danger pour la vie du sauveteur, il ne doit pas demeurer «indifférent» au sang de son prochain et doit agir. Il précise toutefois que c'est le cas lorsque le danger encouru par le sauveteur a une probabilité de moins de 50%, mais si cette probabilité est de 50% ou plus, le sauveteur n'est pas obligé de prendre un tel risque pour sa vie et il peut renoncer à toute tentative de sauvetage.
Le langage utilisé par rabbi Ben Zimra dans cette réponse révèle que dans ce dernier cas, même si l'individu n'est pas obligé de prendre ce risque, il est toutefois autorisé à le faire si tel est son choix. Il faut aussi remarquer qu'un risque de moins de 50% est encore très significatif. Dans la réponse citée précédemment, rabbi Ben Zimra interdisait au sauveteur de prendre le moindre risque pour sa vie.
Ces apparentes contradictions peuvent être résolues si on considère que selon la Loi juive, il est absolument interdit à l'homme de mettre sa vie en danger, même un danger minime, car c'est une manifestation de mépris pour la vie donnée par D’. Cette interdiction s'applique tout particulièrement à l'accomplissement des commandements divins - du moins la plupart d'entre eux. Maïmonide stipule (Yad Hazaka, Lois du Shabbat, II, 3) qu'il «est interdit d'hésiter même lorsqu'on est obligé d'enfreindre les lois du Shabbat pour sauver une vie, parce qu'il est dit au sujet des statuts divins '…parce que l'homme qui les pratique obtient par eux la vie' (Lévit. XVIII, 5) mais il ne mourra pas à cause d'eux.» Nous apprenons par là que les lois de la Torah n'ont pas été données à l'homme comme châtiments mais comme acte de miséricorde, de compassion et de paix. Quant aux sectes professant la croyance erronée que transgresser les lois du Shabbat pour sauver une vie est interdit, il est écrit à leur sujet: «C'est pourquoi je leur ai donné des lois malheureuses et des règlements par lesquels ils ne pourront vivre» (Ezéchiel, XX, 25).
Par conséquent, il est contraire à l'esprit et à la lettre de la Loi juive de risquer sa vie pour une soi-disante obligation religieuse (excepté l'idolâtrie, l'inceste et l'effusion de sang). La première réponse citée, où on tentait de définir le devoir de l'homme à partir des lois du Shabbat, était fondée sur ce principe.
Mais lorsqu'un homme tente de sauver une vie, mû par sa haute considération pour la vie de son prochain, mettre sa propre vie en péril ne constitue pas une manifestation de mépris pour la vie donnée par D’. Au contraire, cet acte révèle le plus haut respect de la vie humaine. C'est le fondement de la seconde réponse de rabbi Ben Zimra. Si l'homme est motivé par le désir d'obéir aux lois de la Torah - qui sont alors considérées comme «lois malheureuses… par lesquelles ils ne vivront pas» -, il s'agit d'une dévotion absurde. Mais s'il est poussé par son profond respect de la vie, c'est une motivation de «miséricorde, de compassion et de paix».
Il s'ensuit que l'autorisation de prendre un risque significatif pour sa propre vie dépend de la motivation. Si l'acte est interdit lorsque l'homme est motivé par le désir d'obéir aux Lois divines, il est certainement interdit lorsqu'il est motivé par l'appât du gain.
L'ablation d'un rein constitue un risque significatif pour la vie du donneur. Il est vrai que s'il prend bien soin de lui-même et demeure sous surveillance médicale, il a toutes les chances de vivre longtemps et en bonne santé. Néanmoins, il arrive souvent que le donneur d'un rein ne soit pas autorisé à jeûner le jour de Kippour, parce qu'une légère déshydratation, tout à fait supportable pour d'autres, peut être dangereuse pour lui. C'est pourquoi il n'est pas permis de transformer sa vie et son corps en produit marchand.
Même lorsqu'un individu est plongé dans la plus grande pauvreté, et l'extrême pauvreté est souvent considérée comme pire que la mort, il n'a pas le droit de recourir à sa vie et à son corps comme moyens d'échapper à sa condition. Les lois juives des dommages stipulent qu'un individu peut utiliser son corps et sa vie pour gagner de l'argent mais ses membres et organes ne constituent pas une propriété dont il peut disposer comme bon lui semble ou qu'il peut vendre.
La vive souffrance suscitée par le spectacle de malades mourant à cause du manque de reins disponibles devrait encourager les gens à donner des reins pour sauver des vies, mais elle ne peut servir de prétexte pour autoriser la commercialisation du corps humain et de la vie. Par conséquent, la vente d'organes ne peut être autorisée.

* Le rabbin Shabtaï Rappoport dirige la Yéshivah «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de "Responsa" rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à E-mail: shrap@zahav.net.il.