Porte étroite ou porte close ?
Par Emmanuel Halperin, notre correspondant à Jérusalem
C’est de jour en jour plus difficile. Les mauvais augures l’avaient prédit après la signature des Accords d’Oslo: les rendez-vous les plus hasardeux, les concessions les plus douloureuses, seront pour la fin, pour le dernier stade de la négociation avec les palestiniens. Israël aura entre-temps cédé des territoires - beaucoup, concédé des symboles de souveraineté - importants, multiplié les «gestes de bonne volonté» (libération massive de terroristes, passage protégé entre Gaza et la Judée, aéroport international à Gaza), habitué tout le monde à l’idée que l’indépendance d’un État palestinien était dans la nature des choses, et donc imminente. Aujourd’hui on se rend compte qu’il n’y a pas de retour en arrière possible et que le passage, outre ses chausse-trapes, devient de plus en plus étroit.
M. Netanyahou avait essayé - sans grand succès - de se dégager de l’étreinte d’Oslo. C’était son droit et son devoir: il avait été élu pour cela. M. Barak, lui, est doublement prisonnier de ces accords, bien qu’ayant, en son heure, manifesté à leur égard de vives réserves. Le temps passé a créé une dynamique irréversible, et de toute façon il se présente au monde comme le continuateur de MM. Rabin et Peres et donc de leur politique. Que faire quand Arafat veut proclamer l’indépendance en septembre, que l’accord-cadre devant mener à un règlement n’est pas même ébauché, que le problème du statut de Jérusalem apparaît toujours insoluble et qu’à moins de renoncer à 90% des territoires il n’y a pas d’accord en vue ?
Il ne suffit pas pour cela d’un peu d’imagination, il en faut des tonnes, et le gouvernement semble en panne de créativité. M. Barak croit donc - en stratège, ou essaye de se convaincre - en politicien, que le meilleur moyen de gérer ce problème insoluble est de le contourner. Il semble dire: gelons plus ou moins le processus avec les palestiniens, sans l’interrompre tout à fait, et forçons la porte du palais damascène où se calfeutre Hafez El-Assad.
Si un accord de paix - ou même de quelque chose qui de loin y ressemble - avec la Syrie est possible, nous parviendrons, dans la foulée, à résoudre le problème délicat de la zone de sécurité au Sud-Liban. Beyrouth s’alignera sur Damas, et ainsi, forts d’une pacification totale de nos frontières, acceptés dans notre existence par tous nos voisins immédiats, il nous sera plus facile de négocier l’avenir de la Judée-Samarie et d’instaurer une coexistence pacifique entre Juifs et Arabes à l’ouest du Jourdain.
Malheureusement pour le gouvernement Barak, une série d’obstacles se présente. Tout d’abord l’état de santé d’Assad et les doutes qui pèsent sur sa succession rendent toute négociation aléatoire. Il y a ensuite le refus absolu des Syriens de transiger sur ce qui leur semble aller de soi et qui semble évidemment absurde à tout Israélien: un retour à la ligne de démarcation du 4 juin 1967, à la veille de la Guerre des Six Jours. Damas se fonde sur le précédent égyptien et sur la Résolution 242 du Conseil de Sécurité, adoptée après la guerre de 1967. Or, dans le cas de l’Égypte, c’est le tracé de la frontière datant du Mandat Britannique, qui a été reconnu comme nouvelle frontière internationale. C’est bien pourquoi les Égyptiens ont tant insisté pour récupérer les quelques centaines de mètres de la plage de Tabbah, au sud d’Eilat. Les Syriens, en revanche, ne veulent pas se référer au tracé international de 1923, fixé à l’époque des mandats anglais et français, et insistent pour retrouver les positions qu’ils avaient, par la force, grignotées à l’intérieur du territoire dévolu à Israël. Notamment le rivage oriental du lac de Tibériade. «Les soldats syriens ne tremperont pas leurs pieds dans les eaux du lac», déclare fièrement M. Barak, et Damas réplique sèchement que sans l’accès à cette rive il ne saurait y avoir d’accord. Il ne s’agit pas seulement d’un symbole: si la frontière passe à l’est du lac, ce grand réservoir d’eau douce restera exclusivement israélien. Dans le cas contraire, la Syrie pourra prétendre avoir des droits sur ces eaux.
Quant à la référence à la Résolution 242, elle est pour le moins curieuse: en effet, ce texte ne stipule en rien un retour aux lignes du 4 juin 1967. Il pose le principe, fondamental, de la nécessité de fixer des «frontières sûres et reconnues», ce qui, en bonne logique, signifie que les lignes d’avant le début des hostilités n’étaient ni sûres ni reconnues, et donc peuvent être modifiées.
Un autre point sur lequel les Syriens semblent vouloir s’entêter, c’est l’absence de contrôleurs israéliens dans la station d’alerte édifiée sur le mont Hermon, que l’armée israélienne devra évacuer. Or les spécialistes affirment que sans les données recueillies dans cette station, les Renseignements de l’armée auraient énormément de mal à s’informer, en temps réel, sur ce qui se trame de l’autre côté de la frontière.
Enfin il y a la ferme opposition de Damas à toute évacuation unilatérale du Sud- Liban par Israël – en juillet, comme le promet M. Barak. Les mobiles des Syriens sont évidents, mais difficilement avouables. Si l’armée israélienne se retirait, la Syrie perdrait un atout dans la négociation: la possibilité de faire pression sur l’opinion en tuant des soldats israéliens par Hezbollah interposé.
Mais un autre obstacle - celui-ci interne - assombrit encore plus l’horizon politique de M. Barak. Il apparaît à présent que le débat avec Damas porte sur quelques dizaines de kilomètres carrés - lignes du 4 juin ou frontière de 1923. C’est oublier que le Golan a été annexé par Israël, en toute légalité et légitimité - ce haut-plateau ayant servi constamment de plate-forme d’agression - et que près de 20 000 Israéliens s’y sont installés au fil des 33 années écoulées, avec la bénédiction de tous les gouvernements. D’une position de non-cession du Golan on est passé (lorsque les perspectives d’une paix glaciale avec Damas se sont ouvertes à la suite de l’effondrement de l’URSS) à la thèse du partage territorial; puis, insensiblement, à la suite de nombreuses missions de bons offices, à une évacuation totale, jusqu'à la frontière internationale, à l’exception de la station du Hermon; puis, récemment, à une acceptation par Israël des lignes du 4 juin comme base du règlement; enfin, malgré les dénégations du gouvernement, on peut raisonnablement craindre que M. Barak, encouragé pour ne pas dire poussé par M. Clinton (qui doit absolument remporter un grand succès diplomatique avant la fin de son deuxième mandat), ne se résigne à accepter les revendications syriennes. Il se trouve déjà des responsables israéliens qui expliquent que le Hermon n’est pas vraiment indispensable, que les satellites américains pourraient remplacer avantageusement la station d’alerte, et que si des militaires syriens ne seront pas admis à tremper leurs pieds dans les eaux du lac de Tibériade, pourquoi ne pas le permettre à de gentils civils syriens ?
C’est pourquoi l’opposition est parvenue à faire passer à la Knesset, avec les voix de très nombreux députés de la coalition, un projet de loi prévoyant que la cession du Golan à la Syrie ne pourra être entérinée que par une majorité qualifiée d’électeurs au référendum prévu. Il ne suffira pas d’une majorité des votants, il faudra une majorité des électeurs inscrits, c’est-à-dire, dans les faits, 60% environ des votants, pour que le traité soit ratifié. Ce projet de loi est à présent examiné en commission. Le gouvernement l’attaque en le qualifiant d’«antidémocratique» et même de «raciste», car son but non avoué est de «neutraliser» l’électorat arabe israélien, lequel voterait, quasiment en bloc, pour la cession du Golan. Le fait est, en tout cas, que ce projet semble bénéficier du soutien requis pour être adopté en dernière lecture, et dans ces conditions les chances de M. Barak d’obtenir, dès cette année, un règlement avec les Syriens et les Libanais, seraient des plus minces.
L’opposition d’une très grande partie de l’opinion israélienne au processus actuel avec les Syriens ne vient pas seulement d’un attachement aux paysages du Golan. Les propos virulents des dirigeants de Damas contre Israël, sa politique et surtout son existence même ne peuvent être ignorés. Le récent discours de M. Shara, le ministre des Affaires étrangères, devant l’association des écrivains syriens, dans lequel il expliquait que seule la puissance militaire d’Israël contraignait la Syrie à composer avec les Sionistes, mais que lui, Shara, restait fidèle à la stratégie de la destruction d’Israël «par étapes», n’a pas donné une image très positive d’une éventuelle Pax Syriana. Il s’avère aussi que les manuels scolaires syriens les plus récents sont encore plus haineux à l’égard d’Israël que les ouvrages distribués dans les écoles palestiniennes.
Dans ces conditions, avec la meilleure volonté du monde et malgré les ardents appels du pied du président Clinton, peut-être vaut-il mieux s’abstenir de frapper à la porte du président Assad. Et attendre son successeur.
Bien, mais alors le Sud- Liban ? Et les palestiniens ?
M. Barak le sait bien: il n’y a pas au monde de mission plus difficile que de présider aux destinées de l’État d’Israël.