De Berlin à Hébron
Par Roland S. Süssmann
Dans l’un de ses plus fameux ouvrages, «Die Welt von gestern » (Le monde d’hier), Stefan Zweig plonge le lecteur dans cette Autriche du début du siècle où évoluait une certaine bourgeoisie juive hautement cultivée et fortement assimilée. Pur produit de cette civilisation disparue et de cette époque, Mme NAOMI FRENKEL est l’un des écrivains les plus en vogue de la littérature hébraïque et israélienne de notre temps. A l’écouter parler, on a l’impression qu’elle sort tout droit du livre de Zweig, non pas en provenance de Vienne, mais de Berlin. Cette petite dame d’un âge certain - qu’elle ne fait pas -, coiffée de son petit chapeau qui peut sembler ridicule - mais qui sur elle ne l’est pas -, avec son sourire charmant et ravageur de jeune fille, s’exprime avec une verve dont le dynamisme juvénile n’a d’égal que la richesse du propos. Elle aime parler un allemand grammaticalement précis mais truffé d’expressions typiquement berlinoises qu’elle souligne en ces termes: «comme nous le disions dans le temps».
Afin de bien comprendre la démarche intellectuelle et le parcours de vie aussi inattendu que particulier de Naomi Frenkel, il faut tout d’abord raconter la vie de cette grande dame de la littérature juive. Il est également important de souligner que Naomi a exercé à un moment de sa vie une activité de militaire professionnelle et que pour mener à bien la tâche qui lui avait été confiée, elle n’a pas hésité à sauter en parachute et à côtoyer des commandos marins, mais c’est une autre histoire.
Petite dernière d’une famille de sept enfants (trois garçons et quatre filles), Naomi est issue de la bourgeoisie juive berlinoise qui, dans sa façon d’être, était bien représentative de la haute société juive allemande des années 1920. Son père, Arthur Frenkel, était le descendant direct d’une grande famille d’industriels qui avait fondé l’industrie linière en Allemagne. Homme très érudit, polyglotte et universitaire, il avait décidé de consacrer sa vie professionnelle à la direction d’une fabrique de métaux qui produisait des munitions. Il tenait particulièrement à ce que tous ses enfants, inclus ses filles - ce qui était révolutionnaire pour l’époque -, soient dotés d’une éducation solide. La petite Naomi est donc entrée dans une institution pour enfants très doués que l’on appelait alors «Universitätsschule», une école privée allant du jardin d’enfants à la maturité. La sélection était tellement sévère que les élèves devaient passer des examens afin d’être acceptés… en première enfantine. L’école, qui portait le nom de «Erste Städtische Studienanstallt», était directement liée à l’Université de Berlin. Naomi Frenkel était l’un des rares enfants juifs à y avoir été acceptée et la seule juive de sa classe.
La mère de Naomi mourut lorsque la petite fille avait deux ans. La famille vivait dans une villa à l’extérieur de Berlin. Le père mettait tout en œuvre afin de donner à ses filles une éducation typiquement allemande et juive, d’abord allemande… puis juive. Les Frenkel étaient l’exemple type de ces Juifs qui se définissaient comme «Allemands d’obédience mosaïque». Il est intéressant de souligner que la fabrique d’Arthur Frenkel était fermée la demi-journée à Yom Kippour et que lui-même jeûnait toute la journée. La famille se rendait en voiture à la synagogue libérale de la Oranienburgstrasse. Malgré ce degré avancé d’assimilation, Arthur Frenkel avait toujours refusé que du porc soit servi à sa table. Pour lui, tout ce qui était allemand avait la primeur sur ses rapports avec le judaïsme. En tant qu’officier allemand, il avait été grièvement blessé par le gaz pendant la Première Guerre mondiale. Naomi étant née après la guerre, toute son enfance s’était déroulée sous le signe de deux thèmes majeurs: le décès prématuré de sa mère et la maladie de son père, qui nécessitait de nombreux traitements médicaux. Il se rendait régulièrement à Davos pour se faire soigner et, conscient de son état, il passait une grande partie de son temps à préparer sa succession afin qu’après son décès, la vie de ses enfants, sa maisonnée et la fabrique continuent de fonctionner de façon impeccable. Comme ses sœurs, Naomi était élevée de façon extrêmement sévère et lorsqu’elle souhaitait voir son père, elle devait se faire annoncer, en quelque sorte prendre rendez-vous. La villa était divisée en deux parties; les parents vivaient au premier étage, les enfants au second. Jamais il ne serait venu à l’idée d’un enfant de se rendre dans la chambre à coucher de ses parents et Naomi ne vit la chambre de son père qu’après son décès. Parallèlement à cette éducation très stricte et sévère, les enfants d’Arthur Frenkel bénéficiaient des «méfaits» d’un grand-père qui était un joyeux drille, un homme qui, disposant de gros moyens, profitait de tous les instants et des bonnes choses de la vie. Veuf, il vivait dans la villa des Frenkel et faisait faire aux enfants tout ce que leur père leur interdisait. Ceux-ci l’adoraient car ils entretenaient avec lui une relation bien plus amicale qu’avec leur père. Lors du décès d’Arthur Frenkel en 1932, pour ainsi dire rien ne changea dans le cours très organisé de la vie de la petite Naomi qui avait alors tout juste 10 ans. Ses grandes sœurs, pas très sérieuses, se laissaient volontiers entraîner dans le tourbillon des amusements du Berlin des belles années. Naomi, pour sa part, n’avait pas ce genre de privilèges, elle était soumise, en plus des exigences scolaires, à un précepteur chargé de compléter son instruction.
Pendant la Première Guerre mondiale, Arthur Frenkel avait fait la connaissance d’un avocat juif et sioniste, le Dr Philip Kotsowa, à qui il avait demandé de devenir le tuteur de ses enfants après son décès. M. Kostsova était l’avocat de la communauté israélite et, pendant la Deuxième Guerre mondiale, le délégué officiel de la communauté face à la Gestapo. Lui-même et toute sa famille ont été déportés et assassinés par les nazis. Il avait pris la tutelle des enfants Frenkel très au sérieux et avait mis très rapidement tout en œuvre afin que la petite Naomi puisse partir en Eretz Israel.
Naomi Frenkel, qui était élevée dans un cocon, vécut très jeune sa première expérience antisémite. Peu de temps après la montée du nazisme en Allemagne, à l’issue d’une classe de gymnastique, une robe fut volée à une grande fille de l’école que fréquentait Naomi. Seuls les enfants juifs furent immédiatement soupçonnés et interrogés. La petite Naomi fut profondément vexée par cette démarche et, de retour à la maison, elle déclara ne plus vouloir retourner dans cette école. Sa sœur Charlotte, dite «Lottchen», de seize ans son aînée (qui vit toujours en Israël) et qui, dans un certain sens, était comme sa mère, appela le Dr Kotsowa et lui expliqua la situation. Il lui dit qu’un convoi d’enfants était sur le point de partir en Palestine. Organisé par la communauté juive, il était réservé aux enfants dont les parents étaient en danger, à savoir des députés juifs au Reichstag, des communistes notoires, etc. Le Gouvernement anglais avait émis trente certificats d’immigration en Palestine pour ces enfants. A ce stade, il est intéressant de relater un événement qui avait déclenché chez Naomi Frenkel la quête profonde de son identité juive à laquelle elle ne trouva de réponse que de très nombreuses années plus tard, à… Hébron.
Retournons donc à Berlin où la petite Naomi, à l’époque où son père était encore de ce monde, vivait jour après jour la montée active du nazisme et la présence de plus en plus prépondérante des adhérants de Hitler. Ceux-ci défilaient dans les rues de Berlin en chantant «Wenn’s Judenblut vom Messer spritzt dann ist es noch einmal so gut.» (Lorsque le sang juif jaillit du couteau…, c’est encore meilleur). Quand Naomi interrogea son père alors très malade sur ce que signifiait le fait d’être juif et pourquoi toutes ces personnes voulaient la tuer uniquement parce qu’elle était juive, il lui répondit de ne pas écouter ces gens, qu’il s’agissait de voyous, d’un phénomène temporaire appelé à disparaître rapidement. Il lui dit qu’elle ne devait jamais oublier qu’elle faisait partie d’une famille allemande de religion juive et que certes, elle était juive à la maison mais que dans la rue et à l’extérieur, elle était allemande ! Malgré son jeune âge, la petite Naomi était profondément blessée par ce qu’elle entendait et surtout très perturbée par cette question lancinante qui allait la poursuivre toute sa vie, Qu’est-ce qu’un Juif ?. Elle se mit alors à lire tout ce qu’elle trouvait sur le sujet, posant la question à chaque nouvelle personne dont elle faisait la connaissance. Son grand-père se moquait d’elle en disant qu’un jour, elle serait rabbin.
Et voici que plongée dans cette quête d’identité, Naomi Frenkel se voit offrir de partir pour la Palestine, cet endroit au sujet duquel elle avait tant lu et qui était tellement étranger à sa famille que lorsqu’elle l’avait évoqué pour la première fois, son grand-père avait demandé «où cela se trouve-t-il ? au sud de l’Australie ?». Hitler avait été élu en janvier 1933 et Naomi s’embarqua vers la Palestine au mois de mars de la même année. Il faut bien comprendre que pour les frères et sœurs de Naomi, cette décision ne fut pas facile. Toutefois, avant son décès, Arthur Frenkel avait ordonné à ses enfants de faire totalement confiance au Dr Kotsowa. Malgré toutes les critiques, ils suivirent donc les recommandations de leur tuteur. Ce dernier mit par la suite tout en œuvre pour sauver les enfants Frenkel et grâce à lui, tous purent progressivement quitter l’Allemagne sans être inquiétés.
Après un bref passage dans un centre de préparation à Berlin même où les enfants qui allaient partir apprirent quelques rudiments d’hébreu et des notions de base sur Eretz Israël, ce fut le grand jour. «Je n’oublierai jamais mon départ de l’Allemagne, car à la gare où toutes les familles étaient venues pour dire un dernier adieu à leurs enfants, une haie compacte de nazis interdisait ce dernier contact parents-enfants. Malgré tout mon amour pour ma famille, j’étais enchantée de quitter l’Allemagne et de me rendre en Palestine…, je ne savais pas encore ce qu’étaient la nostalgie et la langueur.» L’arrivée en Palestine et l’adaptation à la nouvelle vie furent extrêmement difficiles. Tout d’abord le dépaysement, la distance avec la famille, mais aussi l’accommodation au mode de nourriture. La petite Naomi et ses compagnons eurent faim pendant une année parce qu’ils ne pouvaient pas avaler la nourriture locale. Quant à la nostalgie d’un foyer familial, elle était telle que la nuit venue, ces petites filles faisaient le mur de l’institution où elles étaient confinées pour se rendre à Jérusalem regarder à travers les fenêtres illuminées des immeubles des familles heureuses, tout en pleurant amèrement. Malgré tout, les enfants apprirent très vite l’hébreu, s’intégrèrent dans la société israélienne et se joignirent à des mouvements de jeunesse. Naomi Frenkel devint membre du «Hachomer Hatzaïr», un mouvement non religieux d’extrême gauche.
En 1936, année des Jeux Olympiques, l’Allemagne nazie connut une période de libéralisation provisoire. De son vivant, Arthur Frenkel avait laissé une grande somme d’argent en faveur de Naomi afin que dès l’âge de 18 ans, elle puisse payer ses études universitaires et disposer d’une dote. Le Dr Kotsowa avait confié cette somme à un tribunal de mineurs orphelins qui avait tout pouvoir sur ces fonds. En 1936, il voulut récupérer cet argent et le transférer en Grande-Bretagne, mais le tribunal demanda à voir l’orpheline. Naomi retourna donc en Allemagne et arriva tout juste pour assister à la liquidation de la maison de ses parents. Les nazis avaient tout volé… Ses frères et ses sœurs, sauf une, avaient quitté l’Allemagne, trois s’étaient rendus en Argentine, les autres en Palestine. Naomi se présenta donc au tribunal accompagnée de Charlotte et du Dr Kotsowa. Cette expérience était très révélatrice de la manière dont les nazis concevaient les relations avec les Juifs. Dans le couloir du tribunal, des bancs portaient une inscription disant que «les Juifs n’avaient pas le droit de s’asseoir» et un planton était chargé de surveiller la bonne application de cette injonction. Parallèlement, après deux heures d’attente, Naomi et son entourage se retrouvèrent face à un véritable tribunal qui fonctionnait tout à fait selon la législation en cours. Après délibération, le tribunal statua qu’étant donné qu’il existait un risque que Naomi épouse un jour un Juif, cet argent ne pouvait pas lui être remis. Toutefois, si elle avait un problème de santé, les frais médicaux seraient payés avec ces fonds. La sœur de Naomi prit alors rendez-vous avec le médecin personnel de Hitler qui avait une clinique très huppée à Berlin. Elle lui expliqua la situation et il décida d’enlever les amygdales de Naomi et de la garder un certain temps dans sa clinique. Il établit ensuite une facture faramineuse et, après avoir été payé par le tribunal, il donna la totalité de la somme à Charlotte. Après la guerre, lorsque ce médecin fut présenté au procès de Nürnberg, Naomi et sa famille firent parvenir un témoignage en sa faveur au tribunal. Le médecin fut libéré car de nombreux Juifs témoignèrent en sa faveur.
Après cet épisode, Naomi retourna en Israël. La nostalgie de l’Allemagne avait définitivement disparu et la jeune fille fut intégrée dans un kibboutz.
Naomi n’aimait pas le kibboutz et encore moins le marxisme qui y était enseigné. En effet, il existait un gouffre béant entre l’éducation très digne et sévère qu’elle avait reçue et la conception de la vie et la lutte pour le pouvoir interne au détriment d’autrui qui prévalaient au kibboutz. Naomi se rendit vite compte que toute l’éducation dispensée alors était basée sur un ensemble de mensonges et de contrevérités. Afin d’illustrer la gravité de la diffusion de la propagande marxiste en Palestine par les pères de la gauche israélienne actuelle, rappelons qu’une nouvelle Bible avait été éditée dans laquelle le nom de l’Éternel avait été complètement banni ! De plus, il n’existait qu’un seul maître à penser, Marx ! Mais la question lancinante qui de tout temps travaillait Naomi, Qu’est-ce qu’un Juif, ne cessait de la hanter. Elle était en opposition permanente avec son environnement où tout était entrepris afin de fonder une société israélienne totalement déjudaïsée. Il s’agissait de créer le «nouveau juif, le homo israelianus». Lorsque Naomi posait des questions, elle n’obtenait jamais de réponses satisfaisantes. A l’interrogation de savoir pourquoi les gens s’installaient en Palestine, on lui disait simplement: «Il s’agit d’un pays désert dans lequel il y a de la place pour construire une société socialiste» ! En 1947, le kibboutz Beth Alpha décida d’envoyer Naomi à l’université afin qu’elle devienne professeur d’hébreu et de géographie d’Israël. Bien entendu, elle ne suivit aucun de ces cours et sa sœur lui finança des leçons de Kabbalah et de judaïsme avec des professeurs exceptionnels. Malheureusement, la Guerre d’Indépendance éclata en 1948 et Naomi fut rappelée au kibboutz afin d’y jouer son rôle dans les premières lignes de défense. La guerre terminée, un grand débat s’installa au sein même du kibboutz entre les jeunes gens nés en Israël et les survivants de la Shoah venus s’y établir et qui avaient perdu toutes leurs familles en Europe. Les jeunes Israéliens disaient: «Ce que vous avez subi en Europe en tant que Juifs ne nous regarde pas. Nous sommes nés ici, nous sommes donc les descendants directs des Cananéens et nous considérons comme des Cananéens.» Tout cela était donc en contradiction flagrante avec les idées de Naomi et surtout avec les enseignements authentiquement juifs qu’elle avait suivis à l’université. C’est dans cette atmosphère, mais surtout en opposition flagrante avec son entourage que Naomi Frenkel se maria et eut sa fille. C’est aussi dans cet environnement que Naomi Frenkel écrivit son premier livre qui, par la suite, devint l’une des trilogies les plus populaires en Israël.

Dans quel esprit avez-vous écrit votre premier roman historique intitulé «Shaoul et Johanna » ?

J’ai voulu décrire ce qui est arrivé aux Juifs allemands qui étaient tellement assimilés. En fait, j’ai désiré raconter quel est le sort de ces Juifs qui ne veulent pas être juifs, tels les «nouveaux Cananéens ». A travers l’histoire d’une famille, j’ai démontré ce qui est arrivé à des Juifs dans la Diaspora qui avaient exactement la même démarche que les «Cananéens» en Israël, ceux-là même qui ne se disaient pas des Juifs non religieux, mais des Juifs assimilés et volontairement déjudaïsés. Il faut bien comprendre que ce qui se passe aujourd’hui en Israël, le combat dit religieux-non religieux ou gauche-droite, est en fait la continuation et la conséquence directe du débat idéologique qui s’est déroulé lors de la création de l’État. Si je devais résumer mes livres, je dirais qu’il s’agit d’une personnification de faits historiques à travers l’histoire d’une famille inventée, mais surtout d’une étude de l’évolution individuelle au plus profond des âmes de ceux qui ont vécu ces drames. D’ailleurs le personnage principal de la trilogie, le grand-père, se suicide à la fin de l’histoire car au moment où ses enfants fuient l’Allemagne devant la menace nazie, il ne peut pas se résoudre à quitter ce pays qu’il aime plus que tout. Je démontre aussi qu’après la Shoah, les Juifs n’ont rien appris, ils n’ont rien compris. Aujourd’hui, lorsque j’entends le muezzin de la grande mosquée de Hébron crier presque tous les matins: «Le jour est proche où nous transformerons nos paroles en épées», cela me rappelle les défilés dans les rues de Berlin avant la guerre où les gens scandaient des menaces contre les Juifs que personne ne prenait au sérieux. Vous comprenez bien que tout le bla-bla-bla d’Oslo, les promesses d’une paix imminente, etc. m’inquiètent beaucoup. Je pense que dans notre siècle, nous avons été les témoins de deux enseignements essentiels. Le premier, d’ordre général, prouve que quand la permissivité et la débauche sont de mise comme ce fut le cas en Allemagne dans les années «gaies», c’est la porte ouverte à la dictature et à ses excès. L’autre leçon de caractère spécifiquement juif démontre que lorsque les Juifs veulent se débarrasser de leur identité authentique et profonde, celle que nous enseigne la Torah, celle de nos ancêtres, les pires catastrophes s’abattent sur eux.

Que pensez-vous des relations judéo-allemandes ?

Je crois qu’il existe une culpabilité de peuple à peuple. Cela étant dit, j’ai beaucoup voyagé en Allemagne, bien entendu jamais pour mon plaisir, toujours en mission, et j’ai également rencontré en Israël de nombreux jeunes Allemands. Ce qui m’a frappé, c’est qu’ils analysent la Shoah comme un phénomène, certes allemand, face auquel ils sont totalement détachés, neutres et absolument pas concernés. D’une certaine façon, cela est assez alarmant.

Aujourd’hui, vous vivez à Hébron, en quelque sorte en retrait de la grande vague de la société israélienne. Pourquoi ?

Comme je vous l’ai dit, j’ai vécu en opposition permanente avec la société de gauche dans laquelle nous évoluions mon époux et moi-même. Je ne trouvais pas de réponse satisfaisante à ma quête de l’identité juive. Un jour, alors que je faisais une étude à Yad Vachem sur des témoignages de Juifs hollandais qui avaient été cachés par des chrétiens pendant la guerre et qui avaient ainsi pu survivre à la Shoah, je me suis rendu compte que quels que soient leurs origines et leurs horizons, tous ces Juifs avaient un point commun: ils avaient été sauvés par des gens religieux et croyants, et non par des politiciens ou des ecclésiastiques. Je me suis posé la question de savoir pourquoi et c’est en fait là le début de mon retour vers le judaïsme, vers nos valeurs et nos traditions. Je peux vous dire que je ne pense pas qu’il existe quelque chose de plus difficile que d’effectuer un retour vers le judaïsme pratiquant. Progressivement, je me suis instruite et me suis retrouvée face à un dilemme, car je ne me sentais plus du tout à l’aise dans la société dans laquelle nous évoluions, ne supportant plus non plus tout ce snobisme et ces nouveaux riches de Tel-Aviv. J’ai alors décidé de me rendre à Hébron où je n’étais plus retournée depuis la Guerre des Six Jours. Après deux jours, j’ai ressenti qu’après toutes ces années, j’avais enfin trouvé mon véritable foyer. J’ai téléphoné à mon mari pour l’avertir que je ne reviendrai pas à Tel-Aviv et que s’il voulait me revoir, il devait venir à Hébron. Je dois dire qu’il était assez dérouté par ma démarche. J’avais enfin trouvé la réponse que j’avais posée à mon père en 1932, Qu’est-ce qu’un Juif ?. Pour ma part, j’avais quitté mon «israélitude» pour devenir simplement juive. J’avais rejoint les rangs de cette petite minorité qui, à travers toute notre histoire, transmet le flambeau. Cette infime partie de notre peuple dont les adhérents ont décidé de continuer à vivre en tant que Juifs authentiques, sans faire de compromis, et qui disposent de cette énergie intellectuelle et spirituelle incroyable et indestructible. Ils sont prêts à tout endurer et à faire des sacrifices. C’est pour toutes ces raisons que je veux vivre à Hébron… parmi les miens.

Nous nous sommes encore longuement entretenus avec cette grande dame de la littérature hébraïque contemporaine qu’est Naomi Frenkel. Son discours est passionnant et il est plus que regrettable que ses livres n’aient pas encore été traduits.