Yéroushalayim et Bucuresti | |
Par Roland S. Süssmann | |
Bucarest, le 15 juin 1998. Une cérémonie aussi discrète que significative se déroule dans les salons du Ministère des Affaires étrangères. Cet événement marque cinquante années de relations diplomatiques continues entre la Roumanie et Israël. En effet, contrairement aux autres nations du bloc communiste, la Roumanie n'a jamais rompu ses liens avec Jérusalem, même pas en 1967, lors de la Guerre des Six Jours. Afin de nous parler des relations actuelles entre les deux pays, nous avons rencontré S.E.M. AVRAHAM MILLO, ambassadeur d'Israël en Roumanie en poste depuis environ deux ans. Ami personnel de M. Radu Vasile, premier ministre roumain, M. Millo est le diplomate le plus en vue de la capitale. De par sa grande culture, sa personnalité et son savoir-faire, Avraham Millo représente l'État juif avec dignité, distinction et efficacité.
Comment définissez-vous aujourd'hui l'état des liens entre les deux pays ? Depuis le 14 juin 1948, les relations entre la Roumanie et Israël sont traditionnellement bonnes. Les raisons de cette continuité à l'époque de Ceauscescu sont multiples, je pense que c'était pour lui l'un de moyens de marquer son indépendance politique face à la suprématie soviétique. Il voulait aussi renforcer sa stature "d'homme d'État international" capable de jouer un rôle au Moyen-Orient. Il est de notoriété publique que M. Ceauscescu a effectivement eu une influence positive sur feu le président Sadate, dans un certain sens également sur Arafat, et qu'il a rencontré à diverses reprises les dirigeants israéliens. De plus, des comptes rendus suggèrent qu'il se serait fait payer pour chaque Juif à qui il accordait l'autorisation de quitter le pays et de se rendre en Israël, or 400 000 Juifs roumains vivent dans l'État hébreu aujourd'hui... L'un des éléments positifs qui caractérise nos rapports réside dans le fait que, contrairement à d'autres nations, la Roumanie n'a jamais tenté de nous imposer une solution face au monde arabe ou de nous dicter un mouvement de retrait. Les Roumains n'interviennent pas dans nos affaires, tout comme ils ne souhaitent pas que nous intervenions dans les leurs. Depuis le 21 décembre 1989, la Roumanie est devenue une démocratie. Dans quelle mesure ce changement de régime a-t-il affecté les relations entre Jérusalem et Bucarest ? La nature des liens entre un État dictatorial et une démocratie est bien entendu très différente. A présent, nous avons à faire à un État normal et je peux dire qu'il existe aujourd'hui une excellente compréhension aussi bien en ce qui concerne les intérêts et les priorités mutuels que les sensibilités de chacun des deux pays. Par exemple, lors du vote de l'ONU sur la question de Har Homa, la Roumanie s'est abstenue de voter contre Israël. Cet acte est d'autant plus remarquable que la Roumanie souhaite ardemment faire partie de l'Union européenne et que, malgré les énormes pressions qu'elle a subies pour voter contre nous, elle n'a pas cédé et nous lui en sommes reconnaissants. La Roumanie nous a fait savoir qu'en ce qui concerne le Proche-Orient, elle est disposée à offrir ses bons offices et à nous faire profiter de son expérience historique face à des nations rivales, mais qu'elle ne tentera jamais de nous imposer quoi que ce soit. Envers Israël, la Roumanie semble donc avoir choisi de faire preuve d'une certaine retenue. Malgré tout, vous nous dites que les relations sont excellentes. Pourquoi ? Pour la Roumanie, Israël constitue un exemple à suivre. En partant de presque rien, l'État juif est devenu l'une des plus grandes réussites de ce siècle et l'un des pays les plus florissants au monde. De plus, elle estime que la présence de 400 000 Roumains en Israël constitue dans un certain sens un lobby de soutien. Il faut savoir qu'avant l'immigration russe, l'Alyiah roumaine était le plus important influx de Juifs ashkénazes en Israël et que son arrivée a constitué un apport très positif à l'essor du pays. A cet égard, je rappellerai que les tout premiers pionniers qui ont établi Zichron Yacov et Rishon Le-Zion seize ans avant le premier Congrès sioniste de Bâle étaient des paysans juifs roumains. Depuis lors, la contribution des Juifs d'origine roumaine au développement de l'État a été majeure dans tous les domaines, sans parler du fait que 1170 Juifs roumains sont tombés dans les différentes guerres que nous avons subies. Pour la petite histoire, il faut aussi rappeler qu'en 1976, Miss Israël, Rina Mor, a été élue Miss Univers... et que, bien entendu, elle était d'origine roumaine ! Les Juifs roumains établis en Israël constituent une sorte de pont humain entre nos deux pays. Afin d'illustrer mes propos, je vous rappellerai qu'en Israël, nous avons un avantage sur tous les autres pays qui souhaitent faire du commerce avec la Roumanie. Lorsqu'un Israélien investit ou vient faire des affaires en Roumanie, en général il parle déjà la langue et connaît la mentalité. Nous sommes en train de préparer un accord de libre échange. Le négoce entre nos deux pays s'élève actuellement à 300 millions de dollars alors qu'en 1985, il n'était que de 6 millions de dollars. Cet accord nous permettra de doubler le montant annuel de nos échanges commerciaux et d'établir de nouveaux projets industriels communs, surtout dans le domaine de la haute technologie. Nous pourrons ainsi vendre plus de technologies israéliennes en Roumanie. Beaucoup d'industries ont grand besoin d'être modernisées ou recyclée et nos compagnies peuvent très bien réaliser ces transformations. De tels projets éviteront à la Roumanie de mettre de nombreuses personnes au chômage. Le pays offre d'innombrables possibilités et d'ailleurs, à ce jour, nous comptons près de 1700 "joint ventures" qui fonctionnent parfaitement. Qu'en est-il de la coopération militaire entre les deux pays ? Sans vouloir entrer dans les détails, je peux dire qu'elle est très importante et que nos exportations dans ce domaine atteignent des chiffres considérables. Outre les 400 000 Juifs roumains qui vivent en Israël, environ 120 000 ouvriers roumains travaillent en Israël, la moitié se trouvant illégalement dans le pays. Que faites-vous pour remédier à cette situation ? En Israël même, nous ne disposons pas d'une force de police suffisante pour refouler environ 60 000 travailleurs illégaux. Quelques centaines sont expulsés chaque année. La politique officielle du gouvernement est de réduire le nombre d'ouvriers étrangers, car ils commencent à poser un sérieux problème social en Israël. Cela étant dit, il faut reconnaître que les ouvriers roumains du bâtiment sont excellents. Pour la Roumanie, ils représentent une source de revenus considérable, une estimation récente a démontré qu'en moyenne chaque ouvrier transfère environ US$.1000,-- par mois d'Israël en Roumanie. Ceux dont les épouses travaillent en Israël expédient même US$.2000,-- ce qui représente un total de près d'un milliard de dollars par an. Pour toutes ces bonnes raisons et de nombreuses autres, j'estime qu'après les États-Unis, la Roumanie est le pays avec lequel nous avons les contacts les plus cordiaux. D'ailleurs, de nombreuses amitiés profondes et personnelles se sont établies entre des politiciens roumains et israéliens. Il est de notoriété publique que l'épouse du président, M. Petru Roman, est extrêmement pro-arabe. Dans quelle mesure cela affecte-t-il les relations entre les deux pays ? Mme Roman est professeur d'arabe et a effectivement certaines sympathies pour le monde arabe. Elle ne nous déteste pas, mais ne fait pas preuve de beaucoup de cordialité à notre égard. Je ne pense pas que ses amitiés arabes aient de l'influence sur les relations qui régissent les contacts entre nos deux pays. Qu'en est-il des relations entre la Roumanie et les pays arabes ? Est-elle soumise à d'éventuelles pressions arabes, au boycott, etc. ? Une statistique récemment publiée a démontré que l'Irak a environ un milliard et sept cents millions de dollars de dettes impayées à la Roumanie. D'autres pays arabes ont également des dettes. Mais il est vrai que la Roumanie entretient d'excellents rapports avec le monde arabe et ce indépendamment de ses bonnes relations avec Israël. Pour la Roumanie, les marchés arabes sont importants, je pense en particulier à la Syrie avec laquelle elle doit soigner ses relations afin d'obtenir une part du marché pour la reconstruction du Liban. En fait, la Roumanie désire jouer un certain rôle dans le développement économique du Moyen-Orient, mais cela n'affecte en rien la qualité de nos relations. En ce qui concerne le processus de paix, la Roumanie a bien compris que seule l'Amérique peut effectivement usuer de son influence, elle se contente donc, comme je vous l'ai dit, d'offrir ses bons services. A vous entendre, tout est au mieux dans le meilleur des mondes entre vos deux pays. N'y a-t-il donc pas de problèmes, même mineurs ? Il existe effectivement quelques difficultés auxquelles nous devons faire face. Tout d'abord, nous suivons de très près toute expression d'antisémitisme. Comme je connais tous les politiciens, j'interviens chaque fois que cela s'impose. Je peux affirmer que l'ensemble de la classe politique de haut niveau s'oppose formellement à toute forme d'expression officielle d'antisémitisme. Cela étant dit, il existe un parti de l'extrême droite dirigé par M. Vadim Tudor qui utilise ouvertement une terminologie antisémite dans ses interventions et ses publications. Malgré tout, je pense que dans l'ensemble il y a moins d'antisémitisme ici que dans de nombreux autres pays. Pour ma part, j'ai insisté auprès des différents Ministres de l'Éducation qui se sont succédés depuis ma nomination pour que l'histoire des Juifs de Roumanie pendant la Deuxième Guerre mondiale, les pogromes et toutes les autres souffrances qu'ils ont subies soient une fois pour toutes inclus dans le programme scolaire obligatoire. L'autre problème qui préoccupe nos deux pays est dû au fait que, selon certains rapports, des ouvriers roumains seraient mal traités en Israël. A cet égard, il faut savoir que les contrats de travail ne sont pas gouvernementaux mais privés et qu'il s'agit donc d'une question devant être réglée entre les employeurs et les ouvriers. Le Gouvernement israélien est certes responsable de veiller à ce que les lois en Israël soient respectées pour tous et qu'il n'y ait ni exploitation ni abus. Il existe un bureau de l'Association des entrepreneurs israéliens qui enregistre les plaintes des ouvriers étrangers et qui, le cas échéant, poursuit les contrevenants aux lois. Une autre question nous tourmente actuellement sans toutefois constituer une source de discorde entre nos deux pays, le problème de la restitution de propriétés immobilières juives. Ces requêtes revêtent deux aspects: la restitution des patrimoines privés à des individuels et le retour des biens communautaires. En ce qui concerne ce deuxième volet, l'ancien Ministre des Affaires étrangères a pris l'initiative, après un voyage en Israël, de réunir un conseil des ministres extraordinaire et de faire passer une motion d'urgence établissant un comité spécial chargé de recevoir et d'administrer les immeubles ainsi récupérés. Ce comité est constitué d'un représentant des communautés juives de Roumanie, d'un délégué du Gouvernement roumain et d'un envoyé du "World Jewish Restitution Organization". Les fonds générés par la gestion des immeubles sont destinés à des ýuvres humanitaires aussi bien en Roumanie qu'à l'étranger. Il s'agit incontestablement là de l'un des succès que nous - l'Ambassade d'Israel - avons réalisés. En ce qui concerne la récupération de biens immobiliers ayant appartenu à des privés, il faut savoir que des centaines d'Israéliens d'origine roumaine disent avoir été spoliés deux fois: par les fascistes dans les années 40 et par les communistes dès 1947. Malheureusement, jusqu'à présent, nous n'avons enregistré aucun progrès dans ce domaine. J'ai fait comprendre à mes interlocuteurs roumains, à tous les niveaux, que la question ne tombera pas dans l'oubli et restera en bonne place sur l'agenda des relations israélo-roumaines. C'est uniquement pour une raison de politique intérieure que cette question est toujours en suspens. En effet, la plupart de ces appartements et immeubles sont habités par des Roumains qui aujourd'hui paient un loyer symbolique. Si demain ces immeubles tombent entre des mains de privés, ceux-ci voudront les rentabiliser et des milliers de personnes se retrouveront à la rue. Une interview d'un ambassadeur d'Israël ne serait pas complète sans un mot au sujet de la communauté juive du pays dans lequel il est accrédité. Quelles sont vos relations avec la communauté juive roumaine et comment voyez-vous son avenir ? J'entretiens bien évidemment des rapports d'amitié très étroits avec les dirigeants de cette communauté pour laquelle j'ai une tendresse particulière, la famille de mon épouse étant d'origine roumaine. Cela étant dit, il s'agit d'une communauté très âgée, la majorité a plus de 70 ans, et les jeunes quittent le pays. C'est la communauté qui compte les Juifs les plus pauvres que je connaisse. Je crains que les perspectives d'avenir ne soient pas très prometteuses et que d'ici quelques années, il n'y aura plus de structure communautaire à proprement parler, peut-être y aura-t-il encore quelques Juifs et une communauté d'hommes d'affaires israéliens. En conclusion, je dirai qu'effectivement, certaines questions marginales nous préoccupent. Toutefois, aujourd'hui, non seulement les rapports entre les deux pays sont remarquables, mais l'avenir est très prometteur sur le plan de la coopération économique, industrielle et culturelle. |