Crainte et joie | |
Par Roland S. Süssmann | |
Roch Hachanah, cette fête communément appelée le "Nouvel An juif", est en fait bien plus qu'une simple étape marquant le passage d'une année à l'autre. Il s'agit d'une remise en question fondamentale qui donne lieu à un examen de conscience approfondi. C'est pendant ce laps de temps que le sort réservé à chacun d'entre nous et à chaque nation au cours de l'année à venir sera scellé par l'Éternel. Afin de nous parler plus en profondeur de cette phase spéciale du calendrier juif, nous avons rencontré, à Jérusalem, M. ISRAEL MEIR LAU, Grand Rabbin ashkénaze d'Israël.
Il faut bien reconnaître que le processus qui mène du premier jour des "Selikhot" (prières de supplications) jusqu'à Hochanah Rabbah est lourd, difficile et en général incompris. Les "Selikhot" sont souvent ignorées et nombreux sont ceux d'entre nous qui se contentent de venir à la synagogue pour écouter le Shofar (sonnerie de la corne de bélier) ou simplement pour faire acte de présence un petit moment soit au début soit à la fin des offices de Yom Kippour. Ne serait-il pas plus simple et peut-être plus efficace de concentrer tout l'aspect religieux des "Yamim Noraïm" (journées redoutables) en un seul office solennel, puis de "célébrer" le Nouvel An comme le font d'autres nations ? Le prophète Amos a déjà répondu de façon magistrale à votre question et disons: "... prépare-toi, ô Israël, à te présenter à ton D'." (IV - 12). Comment se fait-il que les entraîneurs des équipes des finalistes de la Coupe du monde de football aient touché le même salaire que les plus grands joueurs tels Zidane et Ronaldo ? Ni le français Aimé Jacquet ni le brésilien Zagalo n'ont marqué de but, ils n'ont même jamais touché le ballon sur le terrain. Mais ils ont préparé les équipes de manière à ce qu'elles puissent accéder à la finale, en les entraînant sur le plan technique, tactique et surtout psychologique. Dans un certain sens, ces entraîneurs ont une plus grande responsabilité que les joueurs qui se trouvent au feu de l'action. L'être humain est en fait très limité. Il n'est pas conçu pour vivre brutalement des changements rapides et drastiques, ce aussi bien sur le plan physique que psychologique et spirituel. Par exemple, lorsque nous passons brusquement de l'obscurité à la lumière, nous fermons les yeux et avons besoin d'un temps d'adaptation, l'inverse étant bien entendu tout aussi vrai. A ce sujet, il est d'ailleurs intéressant de noter que tous les soirs, nous remercions D' de ne pas faire tomber la nuit brusquement, mais de la dérouler progressivement. Il en va de même en ce qui concerne les célébrations de la nouvelle année. Si nous procédions de façon véhémente à la transition de la vie courante aux solennités de Yom Kippour, nous ne serions pas à même de mesurer ni d'apprécier l'importance et la puissance de cette journée du Jugement. Nous devons y être préparés et c'est la raison pour laquelle il est nécessaire que nous passions par toute cette procédure initiale. A ce stade, chacun d'entre nous est son propre "entraîneur, son propre Jacquet ou Zagalo". Notre tradition nous dit que pendant au moins une semaine avant Roch Hachanah, nous sommes appelés à nous lever le matin tôt, à prier, à penser au monde futur, à la punition, à la récompense et au jour du Jugement. N'hésitons pas à reconnaître que "nous sommes bien coupables et que nous avons été rebelles à la volonté divine" en disant "Achamnou, Bagadnou, etc." Faisons appel à l'Éternel en le suppliant de nous écouter, "Shema Kolenou". En nous préparant de la sorte, lorsque nous serons finalement en présence de ces journées cruciales que sont Roch Hachanah et Yom Kippour, nous serons à même d'en tirer un bénéfice maximal, de les apprécier à leur juste valeur et d'exprimer nos méditations, nos regrets et nos supplications à D' en toute connaissance de cause et dans un état d'esprit juste. C'est pour toutes ces raisons qu'il n'est pas possible de vivre cette période si intense en un seul office, aussi solennel soit-il. Il faut bien comprendre que c'est parce que l'Éternel nous aime et qu'il veut que notre prière soit écoutée et couronnée de succès qu'il nous donne le temps de nous préparer au jour du Jugement. Il nous a même indiqué le chemin à suivre par le biais des "Selikhot", puis du son du Shofar qui nous réveille, qui nous sort de la routine et de notre bien-être quotidien, pour arriver à toute cette période de réflexion et de recueillement. Sur le plan purement religieux, cette préparation dont vous nous parlez est effectivement logique. Mais dans la pratique, la grande majorité des fidèles n'assiste pas aux offices des "Selikhot", elle se contente de venir écouter la sonnerie du Shofar ou d'assister aux offices de Kol Nidreï (office d'ouverture de Kippour) ou de Neïla (off ice de fin de Kippour). De quel oeuil voyez-vous cette réalité des choses ? Comme vous le savez, des centaines de milliers de Juifs à travers le monde participent d'une manière ou d'une autre aux traditions de ces fêtes. D'ailleurs, les rites varient; les Séfarades ont pour coutume de commencer à dire les "Selikhot" pendant toute la nuit et ce dès le début du mois d'Éloul alors que nous, les Juifs d'origine européenne, sommes un peu plus "paresseux", nous nous contentons de débuter les services des "Selikhot" une semaine ou quelques jours, selon les impératifs du calendrier, avant Roch Hachanah. Mais sur le plan éducatif et psychologique, il est essentiel de bien comprendre qu'il est indispensable de se préparer spirituellement à vivre ces journées si vitales de Roch Hachanah et de Yom Kippour. Cela étant dit, je ne voudrais pas sembler chauvin, mais les statistiques démontrent que là où le passage à la nouvelle année n'est fêté que par des célébrations d'ordre matériel, les lendemains sont endeuillés de façon terrible par des accidents de circulation dûs aux excès de boissons. Tel n'est pas le cas chez nous. Dans la foi juive, Roch Hachanah est l'anniversaire de l'humanité toute entière. Il est essentiel de comprendre que lors d'un anniversaire, il ne s'agit pas uniquement de "célébrer ou d'arroser", mais de se livrer à un examen de conscience sur le passé et de prendre un certain nombre d'engagements responsables pour l'avenir. Comme je vous l'ai dit, il est primordial de se préparer correctement à ces "journées redoutables" que sont Roch Hachanah et Yom Kippour. La "Techouvah", le repentir, doit être profond et sincère. Il est bien entendu exclu de fauter tout en se disant: "Je peux agir de la sorte puisque je me repentirai à Yom Kippour." J'estime qu'il vaut mieux que quelqu'un ne vienne à la synagogue qu'une seule fois par an, même pour un instant, plutôt que de ne pas y aller du tout. Je ne vois là aucune forme d'hypocrisie, bien au contraire. Cela démontre qu'il existe encore une petite flamme juive qui brûle au fond du cýur de chaque Juif, aussi éloigné qu'il soit de la Torah et de la pratique religieuse ("Mitsvoth"). Ce lien, ce contact qui ne s'exprime qu'une fois par an par une présence à la synagogue pour Kol Nidreï ou pour la prière du souvenir des disparus ("Yiskor"), a pour moi une énorme valeur. A ce sujet, le Zohar nous transmet d'ailleurs l'enseignement suivant: "D' dit à l'homme: accordez-moi en votre cýur une ouverture de la taille du chas d'une aiguille et je vous ouvrirai le portail d'un palais." En d'autres termes, "faites le premier pas". Une visite à la synagogue, qui souvent s'accompagne de la nostalgie du foyer des parents ou des grands-parents, même une seule fois par an, constitue justement cette ouverture de la taille "du chas d'une aiguille". Certes, cela n'est pas suffisant, mais c'est déjà une très bonne chose. Vous nous dites que le repentir et l'examen de conscience doivent être profonds et sincères. Toutefois, selon la tradition juive, l'Éternel scelle notre sort à Yom Kippour, mais n'approuve la confirmation finale de Ses décisions à notre égard que le jour de Hochanah Rabbah (journée précédant Shemini Atzeret et Simhat Torah). Pouvez-vous nous dire en quelques mots quelle est la différence fondamentale qui régit la période entre Roch Hachanah et Yom Kippour (les journées du repentir) et celle qui se situe entre Yom Kippour et Hochanah Rabbah ? Pendant les dix jours du repentir, nous nous adressons à D' dans la crainte alors qu'après Yom Kippour et jusqu'à Hochanah Rabbah, nous prions D' dans un esprit de joie. Cela nous est très clairement indiqué le soir de Kol Nidreï, où nous disons: "La lumière est diffusée sur le juste ..." (référence au fait que jusqu'à l'issue de Yom Kippour, nous sommes scrutés par la lumière divine), "... et pour ceux qui ont le cýur droit, ce sera la joie." Il s'agit de deux manières bien différentes de nous tourner vers l'Éternel: d'abord dans la crainte, puis dans la joie ! Pensez-vous que le Roch Hachanah de l'année des cinquante ans de l'État juif revêt une signification particulière ? Dans le XXVe chapitre du Lévitique, la Torah nous parle du Jubilé biblique en disant notamment: "Vous sanctifierez cette cinquantième année en proclamant, dans le pays, la liberté pour tous ceux qui y habitent: cette année sera pour vous le Jubilé, où chacun de vous rentrera dans son bien, où chacun retournera à sa famille." Je vais me permettre de paraphraser ce texte biblique. Je pense qu'aujourd'hui, il s'agit là d'un appel lancé aux Juifs de la Diaspora afin qu'ils "retrouvent leur bien", en d'autres termes qu'il viennent nous rejoindre ici, en Israël. Mais la fin de la phrase disant que chacun "retournera à sa famille" s'adresse à l'ensemble du peuple juif. Le terme "famille" symbolise de nos jours le retour à nos racines et à nos valeurs fondamentales. D'ailleurs, en analysant le mot Israël lettre par lettre, la constatation suivante s'impose: Le "Yod" signifie Yitzhak et Yaakov; le "Sin", Sarah; le "Rech", Rivkah et Rachel; le "Aleph", Avraham et le "Lamed", Léah. Le mot Israël, le nom de notre pays, de notre Nation, de notre peuple et de notre État incorpore en lui les initiales de ceux qui ont posé les bases fondamentales du judaïsme, nos trois patriarches et nos quatre mères. Je pense qu'en cette période du cinquantenaire d'Israël, le retour vers le pays et aux sources donne une signification plus profonde à cette année tout à fait particulière. N'oublions pas qu'en cinquante ans d'indépendance juive, nous avons réussi à passer de 600 000 à plus de 5 millions de Juifs venus des quatre coins du globe et ce malgré les guerres que nous avons subies. Le monde de l'étude juive n'a jamais été aussi florissant ni d'une richesse spirituelle aussi brillante depuis les temps de Khiskiahou, roi de Judée, sans parler de nos percées scientifiques et technologiques ou de notre superbe armée. Mais ce qui est avant tout remarquable, ce sont nos réussites sociales. Malgré toutes les difficultés, il ne faut pas oublier que la plupart des immigrants sont venus en Israël pratiquement dépourvus de tout. Nous les avons nourris, logés, habillés et leur avons fourni du travail. Mais surtout, pour la première fois dans l'histoire, une migration massive d'hommes et de femmes à la peau noire a quitté l'Afrique non pas pour devenir des esclaves, mais des hommes libres et dignes. Il s'agit d'un phénomène unique dans l'histoire de l'humanité ! Dans ce contexte, je pense que l'appel du Jubilé biblique a toute sa valeur et sa signification, en particulier en cette année des cinquante ans de notre État. |