Interrogations libanaises
Par Emmanuel Halperin, Jérusalem
"Combien de coups pouvons-nous encore encaisser ? Et pendant combien de temps ?" Ce sont les questions clé que se posent les responsables israéliens après la tragique série d'échecs militaires au Sud-Liban, qui a endeuillé le pays tout entier et qui, coïncidence ou pas, est intervenue au moment même où les Islamistes du Hamas reprenaient leurs attentats suicide.
Alors que la confrontation avec le terrorisme palestinien apparaît à tous comme incontournable - quelle que soit la politique du gouvernement israélien en place et quelles que soient les concessions faites à l'OLP - la perception de la politique israélienne au Sud-Liban est beaucoup plus complexe.
Dans l'esprit de la plupart des Israéliens, elle est tout d'abord la conséquence de la guerre la plus impopulaire menée à ce jour, la guerre du Liban de 1982, dont le bien-fondé a toujours été mis en question: fallait-il lancer une opération de grande envergure avec un allié peu fiable - les chrétiens maronites libanais - afin de modifier par la force les données du conflit en chassant l'OLP de ce pays exsangue, placé sous la botte syrienne ? Arafat et ses hommes ont sans doute été contraints de se replier sur Tunis, mais la Syrie est restée maîtresse du jeu et les milices chiites islamiques ont remplacé sur le terrain les commandos palestiniens. "Paix pour la Galilée", ce fut le nom choisi pour cette opération, car la Galilée du nord était constamment pilonnée par les tirs des Katyoushas d'Arafat. Elle l'est aujourd'hui par les Katyoushas du Hezbollah syro-iranien. Qu'y avons-nous gagné, se demandent, à juste titre, nombre d'Israéliens, chaque fois qu'un soldat trouve la mort dans ce bourbier ? Et à fortiori quand, en l'espace de quelques jours, plus de quinze enterrements de jeunes soldats viennent s'inscrire sur les écrans de leurs téléviseurs ?
Les gouvernements qui se succèdent depuis quinze ans - et plus particulièrement depuis 1986, lorsque la zone de sécurité a été créée - fournissent des réponses tout à fait crédibles à ces interrogations angoissées. L'armée israélienne s'est retirée du Liban, n'y conservant qu'une assez étroite zone de défense, où opèrent les miliciens de l'Armée du Liban Sud (des mercenaires, il faut bien le dire), appuyés par des unités de Tsahal. La logique du dispositif: empêcher les infiltrations de commandos terroristes vers Israël et contraindre les miliciens islamistes à installer leurs lance-roquettes à plus de dix ou quinze kilomètres de la frontière, limitant ainsi le risque de bombardement. Et il est vrai que depuis 1986 aucun civil israélien n'a trouvé la mort dans cette région du fait des hostilités. Ce calme relatif - très relatif, car il y a malgré tout des roquettes qui, périodiquement, atterrissent sur le territoire israélien, faisant des dégâts et mettant à vif les nerfs des habitants - est particulièrement important pour cette région frontalière sensible: les villes de développement à l'économie fragile et les villages peu prospères espèrent à tout le moins bénéficier d'une vie protégée. Or les responsables israéliens se souviendront toujours qu'en 1981, lorsque l'OLP bombardait cette région, une partie de la population, excédée, avait plié bagage et s'était enfuie vers le centre du pays. Ce fut une grave atteinte au moral des Israéliens. Il n'est pas question que cela se reproduise.
Mais le Sud-Liban semble avoir horreur du vide. Et l'OLP a été remplacée par ces étranges milices chiites, bien entraînées, fort bien équipées par l'Iran et la Syrie, et animées d'une incoercible haine d'Israël, qui les pousse à multiplier les attentats contre militaires et civils. Plus de deux cents soldats israéliens sont tombés dans cette zone de sécurité depuis dix ans, et à chaque fois l'opinion se demande s'il ne faut pas changer de stratégie. Autrement dit, se replier sur la frontière internationale et adopter une attitude strictement défensive. Quitte à renoncer aux alliés de l'Armée du Liban Sud, une milice qui n'est plus, comme par le passé, composée seulement de combattants chrétiens, mais compte dans ses rangs de nombreux chiites recrutés sur place - et dont on dit qu'ils ont parfois dans leurs familles des frères ou des cousins qui combattent dans les rangs du Hezbollah !
Ces chiites, du fait de leurs attaches iraniennes, tiennent des discours incendiaires contre Israël, parlent de libérer Jérusalem, et sont perçus comme les alliés objectifs des extrémistes palestiniens. Le régime syrien, prétendument laïc et qui ne s'est pas gêné pour réprimer dans le sang les éléments islamistes sur son territoire, les utilise pour se dédouaner aux yeux des "fous de Dieu" et pour harceler Israël, tout en se gardant bien de mettre à contribution sa propre armée: sur le Golan, depuis la Guerre du Kipour, règne le calme le plus absolu. Mais à quelques kilomètres, dans ce Liban en miettes, l'armée syrienne ne se prive pas de donner tout son soutien - logistique et matériel - au Hezbollah.
L'opération "Raisins de la colère", quelques semaines avant les élections de mai 1996, avait été une tentative, brouillonne et vaine, de punir cette milice. Elle s'était soldée par une terrible "bavure" de l'armée israélienne, dont l'artillerie avait, par erreur, pris pour cible des civils libanais du village de Cana. Cette tuerie, qui a traumatisé une population déjà fort éprouvée par la guérilla, attisant ainsi sa haine d'Israël, avait eu pour conséquence de faire stopper l'opération de représailles. Il avait fallu se contenter de négocier, péniblement, une "entente", toujours en vigueur malgré de fréquentes violations: de part et d'autre, on s'engageait à ne pas s'attaquer à la population civile. Autrement dit, si des soldats israéliens étaient tués dans des embuscades dans la zone de sécurité, Israël ne pouvait en faire le reproche à ses ennemis: c'était dans le cadre de "l'entente". Curieux accord qui reconnaissait implicitement au Hezbollah le droit d'attaquer des unités militaires israéliennes.
Cette situation pourrie et absurde n'est pas, à long terme, acceptable. Les dirigeants israéliens, M. Netanyahou en tête, ne cessent de proclamer leur volonté de se retirer du Liban, mais à la condition de ne pas se retrouver avec une menace constante sur la frontière. Jérusalem demande donc le démantèlement des milices et le déploiement de l'armée libanaise dans la zone de sécurité, si possible avec le soutien d'unités étrangères qui garantiraient le maintien du calme dans ce secteur. M. Netanyahou et le ministre de la Défense M. Mordechai, en ont longuement parlé aux dirigeants français, qui seraient prêts à envoyer des troupes, à condition que le gouvernement libanais le leur demande. Mais le gouvernement de Beyrouth, ce n'est un secret pour personne, ne peut rien faire sans l'aval de Damas. Et Damas ne veut pas se priver de ce moyen de pressions sur Israël.
L'opinion publique est excédée. Quels que soient les sentiments de solidarité avec la population de la Haute Galilée, les parents des soldats, dans leur majorité si l'on se fie aux sondages, ne voient pas pourquoi leurs enfants doivent mourir ou souffrir dans leur corps pour maintenir une présence militaire dans la zone de sécurité. Les spécialistes ont beau dire qu'il n'y a malheureusement pas d'alternative, il se trouve beaucoup d'hommes politiques qui préconisent d'autres solutions, et le clivage, sur ce point, ne recoupe pas les lignes de partage politique traditionnelles. C'est ainsi que l'ancien ministre travailliste Yossi Beilin, qui a constitué un mouvement pour le retrait du Liban, bénéficie du soutien de l'actuel ministre des Affaires scientifiques, M. Michaël Eytan: tous deux préconisent un repli sur une ligne fortifiée, assorti de représailles ponctuelles si nécessaire. Les combattants de l'Armée du Liban Sud ne seraient pas abandonnés: Israël se chargerait de les accueillir, avec leurs familles, sur son territoire. Les prises de positions de M. Eytan ont suscité la colère du Premier ministre, qui lui a publiquement reproché d'apporter "du carburant aux roquettes du Hezbollah". Mais le Premier ministre peut en revanche trouver quelque consolation dans les propos d'un autre ministre de gauche, le leader du Meretz, Yossi Sarid, lequel estime que "toute proposition de retrait unilatéral est irresponsable et est le fait de gens qui ne comprennent pas la situation sur le terrain". On le voit, l'indécision est grande.
Il y a aussi ceux qui, comme le président de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset, M. Uzi Landau, préconisent une révision de la politique actuelle, mais en sens inverse: ne pas se contenter d'attaquer le Hezbollah mais s'en prendre, directement ou indirectement, à ses protecteurs syriens, dont les troupes stationnent au Liban et ne sont pas moins vulnérables que les unités israéliennes. Selon M. Landau, c'est le seul moyen de faire entendre raison aux Syriens: s'ils ont mal, ils prendront les mesures nécessaires pour échapper aux coups d'Israël. Cette attitude offensive, toute dans la tradition de Tsahal, peut néanmoins apparaître comme dangereuse, car rien ne garantit qu'elle ne conduira pas à une escalade militaire et, qui sait, ne dégénérera pas en conflit de grande envergure.
La situation est donc bloquée, sans véritable porte de sortie. Personne ne sait comment crever l'abcès. C'est là ce que, de plus en plus souvent, les Israéliens appellent "la malédiction libanaise",