La vie juive dans la République tchèque
Par Roland S. Süssmann
La vie juive dans la jeune République tchèque est aussi complexe qu'intéressante. S'il est vrai que les institutions communautaires sont bien structurées, le judaïsme tchèque, pour sa part, n'évolue pas dans un cadre très strict. Depuis la fameuse "Révolution de Velours", un nombre croissant de personnes qui vivaient dans l'anonymat le plus total ou dans l'ignorance de leurs véritables origines, révèlent - ou découvrent - petit à petit leur identité juive. A ce stade, il est absolument impossible de prévoir l'évolution de ce phénomène. Le meilleur exemple est celui du nouveau secrétaire d'État américain, Mme Madeleine Albright, dont les origines juives et la disparition de sa famille dans les camps de la mort viennent de lui être révélées. D'ailleurs, le nombre effectif de Juifs vivant aujourd'hui dans la République tchèque varie selon les estimations. En effet, environ 3000 personnes sont officiellement affiliées à la Communauté juive, dont environ la moitié à Prague. Si l'on tient compte de celles qui sont membres à titre individuel d'une organisation juive, sans pour autant être affiliées à la communauté, on totalise environ 6000 personnes. Mais le chiffre exact comprenant toutes les personnes ayant d'une manière ou d'une autre des origines ou des racines juives reste inconnu. Une grand partie d'entre elles ne peut pas être intégrée à la communauté, car celle-ci ne reconnaît comme Juifs que les individus dont l'identité juive répond strictement aux critères de la halakha. A cela s'ajoute le fait qu'un grand nombre de Juifs étrangers, en particulier des Américains, vivent à Prague pour une période limitée et ne se font pas connaître de la communauté.


LA VIE SPIRITUELLE

Afin de nous parler de l'évolution spirituelle de la vie juive en Tchèquie, nous nous sommes entretenus avec le grand-rabbin de Prague et de la République tchèque, EFRAIM KAROL SIDON, ancien cosignataire de la fameuse Charte 77 et ami du président Vaclav Havel.


Pouvez-vous en quelque mots nous faire une description de la vie religieuse dans votre pays ?

Il faut bien comprendre que déjà avant la Deuxième Guerre mondiale, la Tchécoslovaquie a connu une période de très forte assimilation et de libéralisme qui allait de pair avec la tolérance des Tchèques. La Shoa n'a pas été seulement une destruction physique, mais aussi une destruction spirituelle et intellectuelle. Quant au régime communiste, il n'a bien entendu ni contribué à l'évolution de la spiritualité ni au renforcement de l'identité juive. En clair, cela signifie que tout reste à faire, nous devons établir quelque chose qui n'a jamais existé dans ce pays. Tout d'abord, il faut changer fondamentalement l'optique de la communauté car jusqu'à très récemment, sa préoccupation primordiale était avant tout tournée vers le passé. Il est vrai qu'après la révolution, nous avons hérité de nombreux cimetières et bâtiments et que beaucoup d'argent a dû être attribué à la réfection de ce parc immobilier. Progressivement et très lentement, ce changement d'esprit s'est opéré, il est d'ailleurs toujours en cours, mais nous avons réussi à ouvrir un jardin d'enfants juif fréquenté aujourd'hui par 18 enfants, financé à moitié par la communauté et à moitié par la Lauder Foundation. De plus, en collaboration avec différentes organisations juives et l'Agence juive, nous avons mis en place un centre communautaire et d'études juives. Je suis actuellement en négociation avec le Touro College américain pour créer à Prague une école centrale de formation qui permettrait de recevoir des étudiants de toute l'Europe de l'Est afin de former des professeurs de judaïsme et des animateurs de jeunesse pour ces pays. J'ai récemment rencontré le président des communautés juives de Biélorussie qui m'a décrit combien la vie juive y est difficile, notamment sur le plan de la spiritualité et de l'éducation. Il m'a clairement fait comprendre qu'ils manquent de jeunes cadres juifs bien formés et qu'une école de formation de cadres juifs pour les pays de l'Est serait une chose importante. Mais un tel projet ne peut réussir qu'avec une aide financière en provenance de l'étranger et une formation technique d'Israël. A moyen et long terme, je suis assez optimiste car nous disposons ici d'un potentiel énorme, mais c'est à nous de savoir l'encadrer correctement. A la rentrée scolaire prochaine, nous ouvrirons une première classe primaire. La grande majorité des douze élèves déjà inscrits proviennent de foyers dont les parents ne sont pas encore membres de la communauté. Nous sommes confrontés à un autre problème de taille, celui des nombreux jeunes juifs en provenance de Russie qui, pour une raison ou une autre, aboutissent à Prague. Malheureusement, nous n'avons pas établi de structure d'accueil pour eux, certains repartent vers l'Allemagne, les USA ou Israël, mais d'autres restent ici et rejoignent les rangs de la mafia. Il y a de nombreux cas dramatiques.


Il est de notoriété publique que vous étiez l'un des co-signataires de la fameuse Charte 77 et que vous êtes un ami du président Vaclav Havel. Quelles sont vos relations avec lui ?

Nous étions un petit groupe d'étudiants dissidents, surtout des écrivains. Pour ma part, j'étais scénariste et j'ai aussi écrit quelques livres qui ont été portés à l'écran. Nous avions alors décidé de créer une sorte de continuité intellectuelle et avions traduit et imprimé secrètement des livres interdits, ce que l'on appelait alors des "Samisdat". Au début, notre action n'était que purement éducative et culturelle mais, progressivement, sous la direction intellectuelle de Vaclav Havel, notre mouvement est devenu politique. Aujourd'hui, on a tendance à voir en Vaclav Havel un poète devenu progressivement politicien. Mais tel n'est pas le cas, il a de tout temps été politicien. Quant à mes relations avec lui, je dois souligner que nous avons choisi deux voies totalement différentes: il est politicien, je suis rabbin. Nous nous parlons de temps en temps et nous voyons une fois par an. Je dois dire qu'il est un bon ami des Juifs, il nous a d'ailleurs beaucoup aidé au moment où la question de la récupération des immeubles spoliés était d'actualité. Nous avons des bonnes relations, mais uniquement sporadiques.«MDBO»«MDNM»


LA FÉDÉRATION DES COMMUNAUTÉS JUIVES DE LA RÉPUBLIQUE TCHEQUE

Cette fédération, dont le secrétaire général THOMAS KRAUS nous a cordialement reçus, est une organisation faîtiaire qui regroupe les dix communautés juives existant aujourd'hui encore en République tchèque ainsi que l'ensemble des organisations juives telles le Bnei Brith, les organisations de jeunesse, Beit Praha (organisation pluraliste à but récréatif et religieux), etc. Cela lui permet de représenter l'ensemble des intérêts juifs auprès des autorités nationales et municipales, des représentations étrangères ou dans le cadre d'activités d'organisations juives internationales telles le Congrès juif, etc. L'organisation de la vie communautaire au quotidien relève de la responsabilité directe de chacune des communautés.


Il semblerait qu'en République tchèque plus qu'ailleurs, la question de "Qui est Juif" soit d'une actualité brûlante. Pourquoi ?

Pour comprendre ce phénomène, il faut se souvenir que notre pays est celui où la Shoa a débuté et où les déportations ont duré le plus longtemps, car le camp de Térézin n'a été libéré que le 8 mai 1945. Dès le début de l'invasion allemande, les nazis ont arrêté tous ceux qui étaient "totalement" juifs. En décembre 1944, une seconde phase de déportations a été organisée dans le cadre de laquelle tous ceux qui avaient contracté des mariages mixtes et leurs enfants ont été déportés. Par exemple si, dans un couple, le père était juif, il était arrêté avec ses enfants. Les Allemands n'ayant pas eu le temps matériel d'expédier tous ces enfants vers les camps de la mort, ce sont donc ces survivants et leurs descendants ainsi que tous ceux qui n'ont pas été déportés ou leurs enfants qui sont aujourd'hui confrontés au problème de savoir s'ils sont Juifs ou non. Il ne faut pas oublier qu'avant la Deuxième Guerre mondiale, la société juive de Tchécoslovaquie était très assimilée, très libérale, et que le taux de mariages mixtes était très élevé. Après la guerre, les nombreuses années de communisme n'ont bien entendu pas encouragé les gens à se faire connaître en tant que Juifs.


Vous nous parlez des déportations et des survivants tchèques de la Shoa. Un grand nombre d'entre eux ont été spoliés pendant l'occupation allemande. Comment le processus de récupération des biens se passe-t-il aujourd'hui et votre fédération s'occupe-t-elle activement de cette question ?

Il ne s'agit pas d'une affaire simple, nous nous en préoccupons depuis 1990. En fait, deux problèmes se posent: d'une part la récupération des avoirs juifs immobiliers aussi bien sur le plan individuel que communautaire et, d'autre part, la mise en place d'un système de compensation par les Allemands. Cette question est directement liée à la déclaration tchèque-allemande. En ce qui concerne la récupération de l'immobilier juif, nous avons entrepris les démarches dès 1990. A l'époque, les autorités nous ont clairement fait savoir qu'elles n'avaient pas l'intention de s'occuper de ce problème compte tenu de leurs priorités politiques à régler, la Tchécoslovaquie devant être partagée. Nous avons attendu que la nouvelle République tchèque soit établie. En 1994, nous avons soumis un projet de loi contenant trois volets: le retour des propriétés immobilières aux individus, la restitution de ce qui était alors appelé "le Musé juif d'État" à la Communauté juive et enfin la remise à la communauté des biens immobiliers communautaires volés pendant la guerre. Le projet a été rejeté mais immédiatement après le vote, nous avons rencontré le Premier ministre qui nous a dit qu'il ferait tout son possible afin que les trois points soient réalisés, bien qu'ils ne figurent pas dans la loi. Aujourd'hui, deux ans après, les deux premiers éléments de notre projet ont été mis en ýuvre avec succès, mais le troisième point s'avère beaucoup plus compliqué. En effet, nous avons fait une recherche afin d'établir quels étaient les biens immobiliers qui appartenaient aux communautés juives avant la Deuxième Guerre mondiale et au début des années 50. Nous avons réussi à dresser une liste d'environ mille unités immobilières de laquelle nous avons supprimé un certain nombre d'éléments qui ne pouvaient plus être récupérés, tels par exemple des terrains sur lesquels de nouveaux bâtiments avaient été érigés après la guerre. Finalement, nous avons présenté une sélection de deux cents pièces. Environ une centaine de ces biens ont été pris par les municipalités qui refusent de les rendre et une trentaine ont tout simplement été privatisés et sont aujourd'hui propriété de grandes compagnies qui refusent de s'en défaire. Inutile de vous dire que sur ce point, nous ne sommes pas du tout satisfaits. En raison des coûts élevés de la procédure juridique, nous avons décidé de ne poursuivre que dans deux cas spécifiques: s'il s'agit d'un immeuble historique de très grande importance ou d'une maison de très grande valeur.


Qu'en est-il de la question des réparations allemandes pour les Juifs tchèques ?

Les Juifs de la République tchèque et de Slovaquie sont les seuls dans le monde occidental à ne pas avoir eu droit aux compensations allemandes, la fameuse "Wiedergutmachung". Mais après l'unification de l'Allemagne et surtout depuis que nous faisons partie des pays occidentaux et démocratiques, il n'y a plus aucune raison pour que les Juifs qui vivent ici ne bénéficient pas des réparations allemandes. Nous avons approché les autorités allemandes qui semblent à présent disposées à étudier la question. Pendant ce temps, les survivants ne rajeunissent pas, meurent chaque jour, et leurs héritiers n'ont bien entendu aucun droit. Nous n'avons aucun moyen légal de réclamer ces fonds, nous ne pouvons que soulever le problème.


En lisant la déclaration tchèque-allemande, il est curieux de constater qu'aucune référence nominative à la Shoa ou à l'annihilation physique des communautés juives tchèques ne figure. Quelle est votre position à ce sujet ?

Au moment de la signature, nous avons sorti un communiqué saluant l'acte politique entre deux nations souveraines posant des bases pour une future coopération et évolution commune entre deux États voisins. Nous avons toutefois souligné qu'en ce qui concerne le passé, nous regrettons l'absence totale de référence aux victimes juives du régime nazi. Il s'agit bien entendu d'une énorme injustice, mais les Allemands sont restés très fermes à ce sujet, ils ont d'ailleurs obtenu que l'invasion de la Tchécoslovaquie soit mise à pied d'égalité avec l'expulsion des citoyens allemands des Sudettes ! Tout au long des négociations, nous avons protesté tant du côté tchèque que du côté allemand afin d'éviter que cette hérésie et cette distorsion de l'histoire ne soient commises, mais sans succès. En réalité, la jeune République tchèque a besoin de cette déclaration pour faciliter son intégration dans l'Europe. Dans le cadre de la déclaration, il est dit qu'un fond mutuel sera établi pour compenser les victimes. Nous avons demandé à être membres du directoire de ce fond et que certaines sommes soient allouées pour des réparations ou des compensations individuelles. La déclaration vient d'être signée et, pour le moment, le fond n'est pas établi mais le temps presse car, chaque jour qui passe, des survivants décèdent.

LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE PRAGUE

Prague constitue la plus importante communauté juive de la République tchèque, environ la moitié des Juifs tchèques habitent dans la capitale. Afin de nous parler de la vie communautaire à Prague, JIRI DANICEK, journaliste, éditeur et président de la communauté élu pour une période de quatre ans, en poste depuis une année, nous a chaleureusement reçus.


Pouvez-vous brièvement nous expliquer les structures et le fonctionnement de la vie juive à Prague ?

Notre communauté compte aujourd'hui 1400 membres, ce qui est une progression importante puisqu'au début des années 90, nous en avions moins de mille. A l'époque, environ 75% des adhérents avaient plus de 70 ans, mais cette réalité est en train de changer, un grand nombre de nos anciens membres ayant disparu. Le fait que notre communauté ait non seulement survécu mais soit aujourd'hui en plein essor tient du miracle. Il y a quelques années encore, nous faisions des hypothèses prédisant la liquidation totale de cette communauté dans les dix ans à venir. Il s'agissait d'une communauté exclusivement âgée, car il ne faut pas oublier que les forces vives du pays sont parties au moment de l'invasion soviétique de 1968. Grâce aux changements politiques et à la fin de l'antisémitisme d'État, notre situation s'est améliorée. Aujourd'hui, les Tchèques qui ne voulaient pas se faire connaître en tant que Juifs sous l'ancien régime s'adressent progressivement à nous et leurs enfants participent à certaines de nos activités en fonction des programmes que nous offrons.


Que proposez-vous ?

Notre travail est avant tout social. Un grand nombre de nos membres sont très âgés, souvent des survivants de la Shoa et disposant de moyens financiers plus que limités. Nous leur apportons le complément au revenu minimum qui leur permet de vivre très modestement. Nous avons fondé une maison de retraite pour les personnes âgées sans famille et encore assez valides, une sorte de pension cachère disposant de services médicaux adaptés et d'une aide pour les tâches quotidiennes. Nous prévoyons d'ouvrir un véritable hôpital gériatrique juif qui sera partiellement financé par la fondation qui sera créée dans le cadre de la Déclaration tchèque-allemande. A cet égard, nous avons d'ores et déjà entrepris les démarches nécessaires auprès du Ministre des Affaires étrangères. En plus des services sociaux, nous avons une série de programmes éducatifs. Quant à la nourriture cachère, nous nous sommes «MDNM»assurés les services des shohatim de Vienne et de Budapest, l'abattage de la volaille étant fait par de jeunes shohatim ayant appris le métier en Israël. Nous importons différents produits cachères, dans la maison communautaire se trouve une cantine cachère et un restaurant privé sous la surveillance de notre rabbinat vient d'ouvrir ses portes au centre ville. Nous publions un mensuel juif, "Ros Rodech", et possédons une maison d'édition juive, "Sefer", qui publie des livres juifs en tchèque. Toutes nos activités sont financées par trois sources: les loyers en provenance des immeubles que nous avons récupérés et qui avaient été volés par les nazis, le tourisme (les visites des sites juifs) et les contributions individuelles qui toutefois ne représentent qu'une petite partie de notre budget.


Comment voyez-vous l'évolution de votre communauté ?

Je pense que nous allons vivre une évolution constante, lente et progressive. Nos nouveaux membres seront constitués d'un mélange de Tchèques qui vont se faire connaître en tant que Juifs, d'étrangers qui s'installeront pour quelques années à Prague pour des raisons professionnelles et de Juifs en provenance de l'ancienne URSS qui s'établissent déjà ici et nous contactent.