Prague et Jérusalem
Par Roland S. Süssmann
Depuis l'écroulement du mur de Berlin, les relations des pays de l'Est avec Israël ont, dans l'ensemble, connu une évolution très positive et la République tchèque, pour sa part, vit une sorte de "lune de miel" avec l'État hébreu. Tout semble se dérouler comme si les Tchèques souhaitaient rattraper le temps perdu pendant les vingt longues années de régime communiste au cours desquelles les rapports entre les deux pays ont été officiellement interrompus.
Afin de brosser un tableau de l'état actuel des relations bilatérales entre les deux pays, nous nous sommes rendus à Prague où S.E.M. RAPHAEL GVIR, ambassadeur d'Israël, nous a très cordialement reçus.


Vous êtes en poste à Prague depuis environ un an et demi. Pouvez-vous brièvement nous donner une image de l'état actuel des relations entre Israël et la jeune République tchèque ?

Les relations bilatérales ne sont pas bonnes, elles sont excellentes et ce dans tous les domaines. Sur le plan politique, nous ne connaissons aucun problème, d'ailleurs la République tchèque soutient activement le processus de paix non seulement de manière morale ou verbale, mais aussi par des actes concrets. Elle vient de faire un don de trois millions de USDollars afin de participer au financement d'un réseau d'électrification dans une région rurale située à l'intérieur d'une zone autonome en Judée-Samarie. C'est le premier pays de l'Est à apporter une aide matérielle au processus de paix et qui participe, au sein des négociations multilatérales de la Conférence de Madrid, aux commissions ayant trait aux questions économiques et à l'aménagement des sources d'eau, ainsi qu'aux conférences économiques de Casablanca, du Caire et d'Amman.
Afin d'illustrer concrètement la qualité des relations entre nos deux pays, je voudrais rappeler brièvement la visite d'État du président Ezer Weizmann qui s'est déroulée au mois de janvier 1996, pendant quatre jours, dans une atmosphère cordiale et amicale. Bien que son épouse ait été très gravement malade (elle est d'ailleurs décédée peu après), le président Vaclav Havel a tenu à accompagner le couple présidentiel israélien partout où il se rendait, à toutes les réceptions et manifestations officielles, ainsi qu'au camp de Térézin. Je dois aussi souligner que le dîner officiel de 120 personnes donné par le président Havel était non seulement strictement cachère, mais servi dans de la vaisselle neuve. Il est prévu que le président Havel se rende en visite officielle en Israël au mois de septembre prochain. Il faut aussi souligner qu'Israël tient une place de choix dans la pensée du président Havel. En effet, lors de son premier discours à la Nation après son élection à la présidence avant tout consacré à la politique intérieure, il a toutefois cité deux sujets de politique étrangère: Israël et le Vatican. Les marques de sympathie se multiplient et je pourrais citer de nombreux exemples. Je me contenterai de vous dire que dès le dimanche matin après l'assassinat de Itzhak Rabin, le président Havel m'a téléphoné pour me dire qu'il voulait être le premier à signer le livre des condoléances. Il a tenu à agir ainsi afin de montrer publiquement son respect non seulement pour Israël, mais pour tout ce qui a trait au judaïsme. Pour sa part, le premier ministre Vaclav Klaus a tenu à représenter personnellement son pays aux obsèques de Itzhak Rabin.
Il est intéressant de constater qu'aujourd'hui, le fait d'être juif est presque devenu "à la mode". Un grand nombre de Tchèques considèrent que le fait de pouvoir retracer des origines juives est une marque "d'aristocratie". Cette atmosphère générale de respect et de sympathie, pour ne pas dire d'admiration pour Israël, rayonne en la personne du Président et se reflète sur l'ensemble de la population. Vaclav Klaus n'est pas en reste. Il a absolument tenu à représenter personnellement son pays aux obsèques de Itzhak Rabin.


Qu'en est-il de l'antisémitisme ?

Celui-ci est interdit par la Loi, mais il existe quelques poches d'antisémitisme d'inspiration ultra-nationaliste qui, actuellement, n'ont pas une grande influence sur la population en général et sur celle de Prague en particulier. De plus, le Parti républicain d'extrême-droite, équivalent du Front national en France, s'attaque aujourd'hui avant tout aux Romanichels et aux Tsiganes. Il existe aussi quelques préjugés bien ancrés de l'antisémitisme classique que l'on retrouve comme partout ailleurs.


Etant donné qu'il n'y a pas de problèmes politiques majeurs entre les deux pays, à quoi consacrez-vous vos efforts et votre énergie ?

Effectivement, au lieu de régler des problèmes, je peux consacrer mon temps à des tâches constructives, notamment au développement de la coopération économique et au renforcement des relations culturelles. En ce qui concerne la question économique, un certain nombre d'instruments légaux ont été mis en place l'année dernière. Tout d'abord, à la demande de l'Ambassade tchèque en Israël, nous avons supprimé les visas entre nos deux pays, car celle-ci ne pouvait plus donner suite à l'importante demande des dizaines de milliers de touristes israéliens. Le flôt touristique est si important qu'en été EL AL et CSA totalisent sept vols par semaine entre Prague et Tel-Aviv. Nous avons également négocié et signé un accord de libre échange entre nos deux pays. Là encore, la République tchèque est la première nation de l'Est avec lequel Israël a signé ce genre de traité, auquel la Slovaquie s'est joint plus tard. Depuis le 1er janvier 1997, il n'y a donc plus de barrières douanières entre nous, ce qui facilite considérablement l'écoulement des produits dans les pays respectifs. Par exemple: le prix des voitures Skoda a fortement baissé en Israël. Quant à nous, nous exportons vers la Tchéquie des produits agricoles et agro-techniques, des outils mécaniques, des instruments médicaux ainsi qu'un grand nombre de produits de haute technologie. De plus, il y a un désir mutuel de la part des entrepreneurs tchèques et israéliens de prendre une part de manière active au processus de privatisation actuellement en cours ici. Il y a donc beaucoup de projets communs. C'est ainsi qu'il existe un tout nouveau centre de fertilisation in-vitro équipé de la dernière technologie et dont les spécialistes responsables ont été formés dans les grands centres israéliens.


Aujourd'hui, à combien s'élèvent les échanges économiques ?

Le chiffre peut sembler faible, car il ne s'agit pour l'instant que de 71 millions de USDollars, mais ceci constitue une augmentation de 60% par rapport à 1995. Nous sommes donc sur la bonne voie. En mai 1997, pour la première fois, une très grande entreprise tchèque, Skoda-Pilsen, qui construit des trams, des trains, des turbines, etc. participera à une grande exposition industrielle en Israël. Parallèlement, des entreprises israéliennes multinationales telles Iscar (voir Shalom Vol.X) ou Elscint (voir Shalom Vol.I) sont d'ores et déjà installées en République tchèque. Ce qui est aujourd'hui vraiment important, c'est le contact entre les industriels de nos deux pays. Petit à petit, trop lentement à mon avis, les industriels israéliens commencent à découvrir le potentiel de l'Europe centrale en général et de la Tchéquie en particulier. Dans le cadre de la coopération économique, Israël participe aussi à la modernisation de l'arsenal de l'armée tchèque, notamment pour le fameux tank T.72 qui reste le tank standard des anciens pays du COMECON. Il faut bien comprendre que la République tchèque fait partie des nations qui tendent vers l'Occident et qu'avec la Hongrie et la Pologne, elle sera parmi les premiers pays de l'Est à se joindre à l'Union européenne et, probablement dès 1999, à intégrer l'OTAN.


Vous nous avez parlé d'une évolution positive des relations culturelles entre les deux pays. Comment celle-ci se traduit-elle concrètement ?

Prague est incontestablement une ville culturelle par excellence, elle a d'ailleurs été nommée par l'UNESCO "Capitale culturelle de l'Europe pour l'an 2000". Les échanges culturels, scientifiques et académiques entre Israël et la République tchèque sont très intenses et nous venons de signer un accord contenant un plan général et le budget pour un certain nombre d'activités culturelles pour les trois années à venir. Tous les genres de manifestations sont inclus dans ce programme, mais je me contenterai de citer le fait que, d'une part, dans le cadre du Festival de Musica Judaica annuel, l'orchestre philharmonique d'Israël sera à Prague au mois d'octobre prochain et que d'autre part, Elli Yaffe (voir Shalom Vol. XIX) de Jérusalem, est dirigeant visiteur attitré de l'orchestre symphonique de Prague dont il conduit régulièrement des concerts. De plus, Israël participera au cours de l'été 1997 au Festival Consentus Moravia qui se déroule dans 13 villes de Moravie. Israël sera présent avec des artistes israéliens à Mikoulov, ville où le Maharal de Prague a dirigé une très grande yeshivah. Sur le plan de la coopération scientifique et académique, un grand nombre de colloques et séminaires sont prévus, en collaboration avec l'Université Charles de Prague et les plus grandes institutions académiques israéliennes. Bien entendu, Israël participera au Salon du livre (à l'occasion du 50e Yom Haatsmaouth, Israël en sera l'invité d'honneur) et au Festival du film de Karlo Vivary.


Pouvez-vous nous dire dans quel esprit vous concevez l'accomplissement de votre mission en République tchèque ?

Je considère que c'est un privilège de pouvoir représenter Israël dans ce pays. En effet, la Bohème et la Moravie ont été pendant de nombreux siècles des hauts lieux de la vie juive en Europe. Des illustres maîtres du judaïsme y ont vécu, ces régions consituaient un véritable centre culturel juif non seulement européen, mais mondial. A cet égard, je me contenterai de rappeler que Franz Kafka vivait à Prague, était juif et écrivait en allemand. Il est un peu le symbole de cette symbiose culturelle qui est constituée de ces trois piliers de la culture tchèque moderne.
Je n'oublie jamais qu'avant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait dans ce pays 600 communautés qui ont été totalement anéanties et dont il ne reste que les cimetières ou des synagogues abandonnées dont certaines sont restaurées (tel que c'est le cas actuellement à Pilsen où se trouve la seconde plus grande synagogue d'Europe) et transformées en centres culturels par les municipalités locales. Lors de mes déplacements officiels à l'intérieur du pays, j'insiste toujours pour visiter les lieux juifs, mais aussi pour que les quelques Juifs de ces petites villes ou villages soient associés à ma visite officielle, aux réceptions à la mairie, etc. Il s'agit toujours de moments aussi tristes qu'émouvants, pour ne pas dire pathétiques ou pénibles. D'ailleurs, les maires de ces villes comprennent parfaitement que l'Ambassadeur d'Israël veuille rencontrer "ses" Juifs.
Ce qui est particulièrement frappant, c'est que nous vivons une époque extrêmement intéressante sur le plan de la vie juive en République tchèque. Nous sommes dans une période de transition entre une assimilation extrême et une renaissance de la prise de conscience juive et de la vie communautaire. Le judaïsme tchèque se trouve à un carrefour et il est totalement imprévisible de prédire où il mènera en définitive. N'oublions pas que Hitler a anéanti cette communauté et que le peu de personnes ayant survécu ont été totalement étouffées par le communisme. Or, petit à petit, ces communautés commencent à revivre. Lorsque j'observe cette communauté et que je pense à tout ce qu'elle a vécu, je ressens profondément la responsabilité et l'importance de pouvoir représenter un État juif libre et indépendant.
Mais le fait d'être ambassadeur à Prague constitue pour moi, Juif pratiquant, un autre privilège émouvant. Lorsque je me rends à la synagogue et que l'on m'assigne ma place pratiquement à côté de l'endroit où siégeait le Maharal de Prague, je ne peux pas rester insensible.


Nous avons constaté que vous êtes l'un des très rares - pour ne pas dire le seul - ambassadeur d'Israël qui porte en toutes circonstances la kippah (petite calotte juive traditionnelle). Pourquoi ?

C'est vrai et à cet égard je vous raconterai une petite annecdote. Lorsque j'étais ambassadeur en Suisse, je me suis rendu en visite officielle au Kunstmuseum de Bâle. Un monsieur s'est approché de moi et m'a dit: "Je ne voudrais pas être indiscret, mais pourquoi portez-vous cette petite calotte sur la tête ?". Je lui ai répondu: "C'est mon étoile jaune. Lorsque j'étais enfant, j'étais forcé de la porter; aujourd'hui, c'est moi qui ai décidé librement de porter en permanence la kippah, ce symbole de la fierté juive."