Information et indépendance | |
Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport * | |
H. est un jeune homme de 20 ans, brillant et dynamique. L'an dernier, il a été atteint d'un grave type de lymphome. Fort optimiste après une greffe de moelle réussie, il dut faire face à une rechute quelques mois plus tard, lorsque son organisme fut à nouveau attaqué par des cellules cancéreuses survivantes. Devant la perspective de recommencer à zéro sa lutte contre le cancer, avec un organisme affaibli par les traitements précédents, H. céda d'abord à un profond découragement.
Mais sa foi et sa volonté de vivre l'emportèrent et il prit la décision de combattre la maladie jusqu'au bout. Son médecin établit un nouveau protocole de chimiothérapie, auquel H. se soumit, plein de l'espoir qu'il pouvait encore guérir. Usager fervent d'Internet, H. se mit à la recherche des informations les plus récentes concernant son état et son traitement. Quelle ne fut sa surprise de découvrir que les doses administrées dans le cadre de sa chimiothérapie étaient subthérapeutiques ! Placé devant les faits, le médecin de H. finit par admettre que son information était exacte. Il se justifia en révélant à son patient qu'il considérait que ses chances de guérir étaient extrêmement minces, pratiquement nulles. Dans ces conditions, il avait estimé qu'il serait injustifié de torturer H. avec un traitement chimiothérapique complet qui, à son avis, serait inutile. C'est pourquoi il lui avait prescrit des petites doses, destinées simplement à soulager ses souffrances. H. était furieux. "Pourquoi, demanda-t-il à son médecin, ne pas m'avoir mis en possession de toutes les informations concernant mon état, pourquoi ne pas m'avoir laissé prendre la décision moi-même ? Personne n'est en droit de choisir pour moi et de décider s'il faut renoncer à ma vie ou tenter de lutter jusqu'au bout !" Réponse du praticien: le fait même de se savoir condamné à court terme aurait mis la vie et l'équilibre mental de H. en péril; dans la mesure où lui, son médecin, était chargé de la santé de H., il était de son droit de ne pas lui révéler des faits risquant de compromettre sa santé encore plus. Cette attitude était-elle justifiée, ou le médecin aurait-il dû communiquer tout ce qu'il savait sur son état au patient, l'informer de son pronostic et lui permettre de prendre sa propre décision quant à la poursuite du traitement ? Voici ce que stipule le commandement se rapportant à l'obligation de garder un objet trouvé et de le restituer (Deut. 22:2): "Si ton frère n'est pas à ta portée, ... tu le [animal ou objet] recueilleras dans ta maison et tu le garderas jusqu'à ce que ton frère l'identifie; alors tu le lui rendras." Les derniers mots du verset, "tu le lui rendras", ont semblé superflus à nos Sages; ils ont interprété le pronom "le" comme se rapportant à "ton frère" et non à l'objet trouvé. Le verset prend ainsi une autre signification: "tu rendras ton frère (sa vie) à lui-même". En d'autres termes, nous sommes tenus de le secourir lorsque sa vie est en danger et risque d'être perdue. L'auteur du fameux commentaire Minkhat Khinoukh, rabbi Yossef Babad de Ternopol, qui vécut au XIXe siècle, fait la remarque suivante (mitzva 237): puisque l'obligation de sauver la vie de son prochain s'inscrit dans la loi générale concernant la restitution des biens, elle devrait être régie par les mêmes critères que cette loi. Le commandement sus-cité stipule encore (Deut. 22:3): "Et tu agiras de même (...) à l'égard de toute chose perdue par ton frère et que tu aurais trouvée: tu n'as pas le droit de l'ignorer." Les paroles "toute chose perdue par ton frère" ont été inteprétées (Maimonide, Mishneh Torah, Lois des biens perdus, ch.2, 2) comme excluant un bien qui aurait été intentionnellement jeté ou détruit. Un tel bien peut être ignoré par celui qui le découvre. De même, lorsqu'un être humain tente de se suicider, nous ne serions pas tenus de "lui restituer sa vie" - de le sauver - puisqu'il "jette" sa vie délibérément. De nombreuses autorités rabbiniques ont contesté le bien-fondé de ce raisonnement et l'ont déclaré fondamentalement erroné. Selon rabbi Yoav Weingarten de Kintzk (Kaba de'Kashaita, 1), un éminent érudit du début du XXe siècle, l'homme ne dispose pas de sa propre vie - c'est D' qui en est le propriétaire: par conséquent, celui qui se suicide agit plutôt comme quelqu'un qui détruit un bien qui ne lui appartient pas. Lorsqu'un homme est témoin d'une atteinte délibérée à la propriété d'un tiers, effectuée par un voleur ou un vandale, il doit très certainement essayer de sauver le bien légitime du propriétaire. De manière similaire, lorsqu'un homme est témoin d'une tentative de suicide, il doit tout faire pour sauver cette vie sur le point d'être prise à D' (son propriétaire légitime). Toutefois, rabbi Weingarten signale l'existence d'une loi contestant ce principe. En effet, la Torah dit (Ex. 22:1): "Si un voleur est pris alors qu'il commet une effraction, si on le frappe et qu'il meure, son sang ne sera pas vengé." Le cambrioleur est considéré comme un meurtrier potentiel, susceptible de tuer celui qui se dresse sur son chemin. Par conséquent, tuer le malfaiteur qui s'est introduit dans sa maison est un acte d'autodéfense et c'est pourquoi "son sang ne sera pas vengé". Les Sages (Sanhédrin 72b) ont établi à partir de ce principe que si un voleur se blesse accidentellement pendant qu'il commet son larcin, sa vie ne doit pas être sauvée. De surcroît, on n'a pas le droit de transgresser le shabbat pour le sauver. Pourquoi ? Il est évident qu'un cambrioleur mortellement blessé ne constitue plus un danger pour qui que ce soit et les considérations d'autodéfense ne peuvent plus être invoquées pour ne pas lui accorder des soins. La seule explication possible de cette loi est la suivante: puisque le cambrioleur a mis sa vie en danger en commettant l'effraction, sa vie ne doit pas être sauvée. Si le postulat de rabbi Weingarten était fondé, et que l'homme ne dispose pas de sa vie, quel pouvoir a-t-il alors d'y renoncer ? L'autorité halakhique la plus prestigieuse de notre temps, rabbi Moshé Feinstein (Igrot Moshé vol.5, Yore Dea 2, resp.174) conteste le postulat de rabbi Weingarten. Il est évident, selon lui, que l'homme est maître de sa vie et par conséquent responsable de sa sauvegarde. Il découvre une autre faille dans le raisonnement de rabbi Babad. Le fait est que les décisions prises par l'individu n'ont pas automatiquement des conséquences légales; seules des décisions jugées rationnelles sont valides. Ainsi un homme peut abandonner son bien et il s'ensuit que ce dernier ne doit pas lui être restitué. Par contre, la décision de renoncer à sa vie ne modifie en rien l'obligation de "le restituer à lui-même", parce que la Loi n'accorde aucune validité à une telle décision. Ce raisonnement explique bien pourquoi la vie du cambrioleur ne doit pas être sauvée. Par son acte, il renonce en effet à sa vie aux yeux de la Loi - "son sang ne doit pas être vengé" - et à partir du moment où sa vie a été délibérément rejetée, elle ne doit pas lui être restituée même lorsqu'il ne représente plus un danger. La décision de lutter pour sa vie est sans nul doute une décision rationnelle et une fois adoptée par l'individu, elle doit être respectée et prise en considération. Le médecin de H. n'avait pas le droit de décider de renoncer à la vie de son patient et de le priver d'une information le concernant. Même si une telle décision peut se comprendre dans les circonstances données, elle ne sera prise que par l'être qui possède cette vie, le patient lui-même, qui doit pouvoir décider en toute liberté et en toute connaissance de cause. |