Une collection exceptionnelle | |
Par Lory L. Friedfertig * | |
Depuis plus de deux mille ans, les Juifs célèbrent la fête de Pourim. Chaque génération se rassemble dans les synagogues du monde entier pour obéir à l'injonction biblique "...d'observer, année par année, les quatorzième et quinzième jours du mois d'Adar, (...) de commémorer ces jours de génération en génération, dans chaque famille, dans chaque province et dans chaque ville..." (Esther 9:21,28) et pour entendre la lecture de l'histoire de Pourim gravée sur la meguillah. La meguillah (littéralement "le manuscrit") est tout simplement le Livre d'Esther écrit sur un parchemin.
Le texte raconte la planification de l'annihilation presque entière des Juifs perses du Ve siècle avant notre ère sous la domination de l'abominable Haman, ministre du roi Assuérus. L'aide fournie par Esther, la reine juive d'Asssuérus, et par son oncle Mordechaï permet de réduire à néant les plans de Haman: ce dernier est pendu avec ses fils et la communauté juive est sauvée. Mordechaï et Esther gravent ensuite cette histoire dramatique sur un parchemin. La plus importante collection de meguillot d'Esther dans l'hémisphère occidental - et très probablement dans le monde entier - est celle de la bibliothèque du Jewish Theological Seminary (JTS) - Séminaire théologique juif - de New York. Composée de près de trois cents parchemins, cette collection est remarquable de par son importance, son étendue chronologique et géographique, mais surtout de par sa grande quantité de meguillot ornées. Les manuscrits du JTS couvrent les périodes comprises entre le XVIIe et le XXe siècles et proviennent de plus de quinze pays - le Kurdistan, le Yémen, l'Iran, Israël, la Pologne, l'Italie, l'Afrique du Nord, la Hollande et l'Amérique entre autres - présentant ainsi presque chaque époque de la décoration des manuscrits d'Esther. Malgré leurs origines différentes, ces manuscrits montrent un remarquable degré d'unité. Qu'elles soient fabriquées en Italie ou en Iran, en Afrique ou en Amérique, les meguillot destinées à un usage rituel doivent répondre à des exigences spécifiques établies dans la loi juive; chacune doit être écrite avec une encre noire ou brune sur le cuir d'un animal casher (dans la plupart des cas, différents morceaux de cuir cousus entre eux à l'aide de tendons; le texte doit être en hébreu, certaines lettres agrandies et d'autres réduites; la partie décrivant la pendaison des fils de Haman doit former une colonne séparée et les noms doivent figurer sur le côté droit. Une autre caractéristique qui, bien qu'elle ne soit pas requise, sert à unifier les nombreuses meguillot d'origines diverses, est le désir de "souligner" la présente divine au sein du texte. Le nom de D' demeurant absent de l'ensemble du parchemin, deux méthodes ingénieuses ont été inventées pour souligner son rôle implicite dans le salut des Juifs. Selon une certaine tradition, chaque colonne de texte devait commencer par le mot "ha-Melekh", le Roi, faisant par là bien sûr allusion au Roi, soit à D'. Une autre consiste à agrandir ou à orner les quatre lettres qui expriment le nom divin, qui apparaît quatre fois dans les premières ou dernières lettres des mots consécutifs. Malgré ces façons créatives de retrouver D' dans la narration, le fait que Son nom ne soit pas explicitement mentionné joue un rôle controversé dans l'histoire des meguillot; cette omission est très probablement la raison pour laquelle les Rabbins ont permis d'orner les manuscrits. La décoration des meguillot d'Esther a commencé en fait très tard dans l'histoire de l'illumination manuscrite. Les premiers exemples se rencontrent en Italie, dans la deuxième moitié du XVIe siècle. L'une des megillot les plus anciennes de la collection du JTS provient du nord de l'Italie, env. 1675. Elle s'ouvre sur une magnifique silhouette féminine mi-nue et illustre le degré de performance artistique de la décoration des manuscrits d'Esther. Les pans de texte figurent sur une façade architecturale continue, motif de l'ornementation du cadre très souvent utilisé dans l'enluminure des meguillot d'Esther du monde entier. Les "putti" ronds sur la balustrade ajoutent un élément espiègle alors que les scènes narratives en dessous - caractéristique également typique des meguillot européennes - racontent visuellement l'histoire de Pourim. Le manuscrit entier porte témoignage au talent exceptionnel de l'artiste et à l'affinité des artistes européens en général et italiens en particulier pour le dessin de la silhouette humaine. Un parchemin séparé contenant les bénédictions et prières spéciales (piyutim) destinées à la lecture de la meguillah accompagne souvent le délicat manuscrit. Ces rouleaux de bénédictions, particulièrement répandus en Italie, se rencontrent aussi au Yémen et dans certaines communautés séfarades et illustrent le débat rabbinique qui porte sur la question de savoir si ces bénédictions peuvent ou non figurer sur le parchemin. La grande majorité des manuscrits d'Esther et des parchemins de bénédictions ne fournissent pas d'indications permettant une identification certaine. Une meguillah peut contenir une indication générale de l'identité du propriétaire comme, par exemple, deux mains répétées dans la partie supérieure du manuscrit qui octroient la bénédiction. Ce motif populaire révèle que le propriétaire original du manuscrit était un membre de la classe sacerdotale, les Cohanim. Outre ce symbole général, certaines meguillot italiennes sont ornées de blasons spécifiques, qui permettent alors, sans même l'aide d'une inscription, d'identifier le nom de famille du propriétaire. Lorsque des inscriptions sont disponibles, elles fournissent un aperçu fascinant de l'histoire de la meguillah. L'un des manuscrits les plus énigmatiques à ce titre de la collection est justement un cas de ce type. A première vue, il n'attire pas l'attention car sa décoration, presque folklorique, est extrêmement naïve pour ne pas dire enfantine. Une minuscule inscription située au début révèle cependant que cette meguillah a été fabriquée dans une prison ! L'angoisse de ses deux créateurs est ressentie dans leur lamentation "les larmes des opprimés qui n'ont personne pour les réconforter" (Ecclésiaste 4:1), utilisée comme chronogramme destiné à exprimer la date du manuscrit, 1784. Nous ne connaîtrons probablement jamais la raison de l'incarcération de ces deux hommes, mais leur désir de produire un manuscrit d'Esther rend témoignage à leur piété et à leur espoir de salut; leur habileté à ce sujet - avec le temps requis et les matériaux onéreux - est très révélatrice sur les conditions et les productions créatrices de l'une des prisons italiennes du XVIIIe siècle. Un autre manuscrit du XVIIIe créé en Italie présente un cadre de type populaire plus élaboré. Le parchemin de bénédictions joint mentionne la date, 1745, et le nom de l'artiste polonais, Arié Leib b. Daniel de Goray. Si de nombreuses versions de ce type de cadre populaire ont survécu, comme elles ont été copiées par de nombreux artistes entre le XVIIIe et le XXe siècles, une poignée seulement d'entre elles peuvent être attribuées à Arié Leib, l'un de ses plus anciens propagateurs. Dessiné avec précision et talent, le cadre présente des portraits des personnages de Pourim dans la partie supérieure et des scènes narratives dans la partie inférieure. En travers de la partie médiane, on trouve les portraits des principaux personnages tels Assuérus, Haman, Vashti, Mordechaï et Esther. Les costumes contemporains portés par ces personnages illustrent la pratique commune d'"actualiser" ces personnalités persanes du Ve siècle avant notre ère. Une charmante meguillah d'Esther provenant de Prossnitz en Moravie et datée de 1715 présente également ces figures dans la partie médiane, toujours habillées en costumes typiques moraviques/bohémiens. Il est intéressant de noter que l'artiste différencie avec précision la physionomie des Juifs et celle des Gentils. Alors que Mordechaï a des cheveux sombres et porte une barbe en fourche et un chapeau, Assuérus et Haman sont blonds et rasés de près. Un manuscrit allemand du XVIIIe siècle comprend aussi un Haman blond et sans barbe, ce qui permet d'affirmer que cette tendance culturelle et artistique allait au-delà du cadre d'un seul manuscrit moravique isolé. Même s'il serait intéressant de savoir comment un artiste perse "moderne" dépeindrait ses ancêtres, les manuscrits d'Esther provenant d'Iran et d'autres pays musulmans évitent conséquemment toute représentation humaine. Au lieu de cela, la décoration consiste en des motifs composés de fleurs et de feuilles ou d'inscriptions ornementales. La collection comprend une magnifique meguillah iranienne du XIXe siècle, dont le panneau d'ouverture coloré est inspiré par des structures textiles: le médaillon central, entouré de fleurs et d'un cadre rectangulaire, imite clairement un tapis ou une tapisserie persane. Certains artistes ornaient individuellement à la main les meguillot mais d'autres concevaient des cadres gravés pour les manuscrits d'Esther destinés à la production de "masse". Amsterdam était l'un des principaux centres de cette activité et il en provient une série de cadres populaires du XVIIIe siècle. Le panneau d'ouverture de l'un de ces manuscrits présente les éléments primordiaux de l'histoire d'Esther; les bénédictions (qui figurent dans ce cas sur le manuscrit lui-même) et le texte y sont inscrits à la main. Les marges abondamment décorées de la meguillah montrent, une fois de plus, des portraits et des vignettes tirés de l'histoire racontée. Le fait que ces cadres gravés soient exportés en provenance d'Amsterdam vers l'Europe de l'Est est démontré par l'inscription du manuscrit qui indique que le texte a été rajouté à Cracovie. D'autres meguillot commémorent des Pourim "spécifiques", des jours auxquels l'individu ou une communauté célèbre sa libération d'une menace d'annihilation. Un manuscrit fascinant de Mantoue, en 1742, rappelle l'histoire du tenancier d'un magasin qui, travaillant tard un soir dans sa boutique, fut brutalement poignardé par un voleur. L'homme était tellement reconnaissant de sa "guérison" qu'il écrivit cette meguillah pour remercier D' et implicitement lier son salut personnel à celui de ses ancêtres perses. Outre les manuscrits de Pourim, la collection comprend également d'autres meguillot qui sont, à l'exemple du Parchemin d'Esther, lues lors de célébrations spécifiques. La plupart ne sont pas ornées, mais un manuscrit du Cantique des Cantiques d'une grande finesse a été enluminé à Jérusalem aux environs de 1920. Il est intéressant de constater que sa décoration rappelle certains éléments des travaux d'Arié Leib: les cadres en médaillon, les structures architecturales et la palette haute en couleurs brillantes créent une apparence entièrement nouvelle et font revivre sous un nouveau jour la marge d'un manuscrit d'Esther de près de deux cents ans d'âge. La richesse de la collection du Séminaire est aussi soulignée par les rouleaux modernes. Ces derniers recouvrent la totalité du XXe siècle et représentent la dernière phase de l'histoire de l'ornementation des manuscrits d'Esther, qui s'étend sur près de 450 ans. Le fait que la majeure partie de cette histoire soit préservée par les meguillot du Séminaire théologique juif, au nombre d'environ trois cents, porte témoignage à la nature exceptionnelle de cette collection, étonnante du point de vue géographique et chronologique. |