Qui décide du sort de l'ovule fécondé ?
Par le Rabbin Shabtaï A. Rappoport *
Dans SHALOM Vol.XXII, nous avons discuté du cas de K. et H. qui s'étaient mariés vers la trentaine et avaient tenté pendant plusieurs années d'avoir un enfant, en vain. A l'âge de quarante ans, quand un examen médical révéla un cancer de l'utérus, H. dut subir une hystérectomie. Désormais, elle n'avait plus aucun espoir de mettre au monde un enfant. On expliqua au couple que des ovules pouvaient être prélevés sur les ovaires de H. pour être ensuite fécondés in vitro par le sperme de son époux K. Un ou plusieurs zygotes (pour augmenter les chances de succès) pouvaient alors être implantés dans l'utérus d'une mère porteuse, qui porterait et mettrait au monde l'enfant génétique de K. et H., lequel serait ensuite élevé par le couple. C'était pour H. l'unique voie possible pour réaliser son désir de maternité.
K. et H. décidèrent de tenter cette procédure mais découvrirent rapidement que les choses n'étaient pas si simples: en effet, l'assurance-maladie de l'Etat ne couvre les frais (exorbitants) d'une fécondation in vitro que dans deux cas précis. Lorsqu'il s'agit d'implanter l'ovule fécondé dans l'utérus de la mère génétique et lorsqu'un ovule est offert par une donneuse à une autre femme dont les ovaires ne produisent pas d'ovules régulièrement et dans ce dernier cas, c'est la femme qui a porté l'enfant qui le garde et l'élève. L'Etat ne donnant pas son aval au recours à une mère porteuse, il refuse de couvrir les frais de la procédure.
K. et H. ne s'avouèrent pas vaincus et tentèrent de sensibiliser l'opinion publique, sollicitant sa sympathie pour une femme qui n'avait aucun autre espoir d'élever son propre enfant. Ils obtinrent gain de cause et l'Etat finit par s'incliner. Au cours de l'année suivante, H. endura une série d'interventions chirurgicales pénibles destinées à prélever des ovules sur ses ovaires. Dûment fécondés par le sperme de K., les ovules étaient désormais prêts pour être implantés dans l'utérus d'une femme qui jouerait le rôle de mère porteuse.
C'est alors que K. changea d'avis. Au cours de cette même année, il était tombé amoureux d'une autre femme, était allé vivre avec elle et ils avaient même eu un enfant ensemble. K. déclara alors à H. qu'il ne désirait plus avoir un enfant d'elle bien qu'ils fussent encore mariés. Il demanda également à l'hôpital où les ovules fécondés étaient conservés de les détruire, arguant qu'on ne peut obliger un homme d'initier une grossesse s'il ne veut pas de l'enfant. Quant à H., elle déclara que le point de non retour avait été atteint, dès lors qu'ils avaient pris la décision en commun, et surtout après le long et douloureux processus de prélèvement d'ovules qu'elle avait subi, suivi de la fécondation de ces ovules.
A première vue, K. avait le droit pour lui. En dépit de profonds sentiments de sympathie pour H., il est difficile de considérer K. engagé contractuellement par sa volonté initiale d'entamer le processus de mère porteuse. John Berger a bien écrit un jour: "La compassion n'a pas de place dans l'ordre naturel du monde qui est régi par les lois de la nécessité". La compassion s'oppose à cet ordre et par conséquent doit être considérée comme quelque peu supra-naturelle."
Examinons le cas en tenant compte de trois principes fondamentaux.
Le premier se rapporte au fait que dans la Loi juive, la volonté explicite du mari est requise pour prononcer un divorce. Dans l'introduction aux Lois du divorce, Maimonide déclare que c'est là une exigence biblique spécifique. Lorsque la Torah décrit une situation menant au divorce, elle stipule: "S'il (le mari) ne la (l'épouse) trouve pas agréable" (Deut. XXIV,4). Ce qui signifie que le divorce n'est effectif que si le mari répudie son épouse de son propre gré. La manifestation de volonté exigée pour un divorce n'est pas semblable à l'assentiment requis pour n'importe quelle autre transaction juridique où cet assentiment peut être passif, ou imposé par des circonstances sur lesquelles l'individu n'a point de contrôle. Ainsi, il arrive qu'une personne consente à vendre sa propriété, poussée par les dettes ou la misère, et une telle vente est valable même si le propriétaire ne l'a pas vraiment désirée. Un divorce dans de telles circonstances ne sera pas valide, étant donné que le mari doit souhaiter divorcer de sa femme, comme en témoigne l'exemple donné par la Torah.
Sur la question de savoir si un mari peut être contraint de divorcer dans des circonstances ordinaires, deux grandes autorités halakhiques divergent: en effet, Rabbénou Tam (rabbi Yacov ben Meir, petit-fils de Rachi, qui vécut en France au début du XIIe siècle) s'oppose à Maimonide. Les décisions juridiques établies par les autorités postérieures s'accordent avec Rabbénou Tam pour dire que le tribunal obligera le mari à divorcer uniquement dans des situations très spécifiques. Notamment en cas de maladies contagieuses incurables ou dans d'autres circonstances semblables où on ne peut pas exiger d'une femme qu'elle continue à vivre avec son mari. Ces situations sont décrites dans la michnah Ketuvot chap.7,10 et énumérées dans le Choulkhan Aroukh Even Haezer, section 154, paragr. 1.
Deuxièmement, il faut voir dans quelles conditions la règle sus-mentionnée s'applique. Rabbi Yitshak Bar Sheshet, éminente autorité halakhique du XIVe siècle (qui vécut d'abord en Espagne et puis en Algérie), connue sous le nom de Rivash, présente (Chout Rivash resp. 127) le cas d'un mari ayant fui son épouse tout en refusant de lui accorder le divorce. Rivash stipule que le mari ne peut être contraint au divorce suivant ladite décision juridique. Cependant, on peut le contraindre à cohabiter avec son épouse, puisque la Halakha l'exige. S'il décide de son propre gré de divorcer afin de ne pas devoir vivre avec sa femme, ce divorce sera valide.
Un autre cas de divorce contraint cite le mari qui n'arrive pas à féconder son épouse. Selon la guemara dans Yevamot 65b, lorsque cette femme implore la pitié du tribunal, arguant qu'il lui faut un enfant pour prendre soin d'elle dans son grand âge, sa requête est agréée et le tribunal imposera le divorce. Cette décision est mentionnée dans le Choulkhan Aroukh Even Haezer, section 154, paragr. 6. Le Choulkhan Aroukh souligne que le tribunal doit être convaincu qu'il s'agit bien là d'un cas digne de compassion pour la femme et que sa requête ne cache pas d'autres motifs (comme une soudaine inclination pour un autre homme).
Etant donné que ce cas de divorce contraint n'est pas mentionné dans la michnah Ketuvot qui énumère les seules situations permettant un divorce contraint, nous devons en conclure qu'un raisonnement similaire à celui de Rivash s'applique ici également. Le mari est censé féconder son épouse, or il en est incapable. Afin de ne pas être contraint de faire une chose dont il est incapable, le mari accorde - de son plein gré - le divorce à sa femme. On peut prouver que réclamer d'un mari certains devoirs est parfaitement légal même s'il n'a aucun moyen de s'exécuter. S'il souhaite échapper à ces exigences, il peut divorcer. Un homme qui doit quitter son pays car sa vie est menacée sera contraint d'accorder le divorce à son épouse, précisément pour la raison invoquée par Rivash (Choulkhan Aroukh, ibid. paragr. 9 et commentaire du Gra), bien qu'il ne puisse manifestement se conformer à l'exigence de la Halakha (continuer à vivre avec sa femme). Et pourtant, cette exigence demeure légitime et la seule manière d'en être exempté consiste à divorcer de son épouse de son plein gré.
Le troisième principe fondamental concerne un individu acceptant d'assumer une obligation morale qui ne peut lui être imposée. Dès lors qu'il a accepté cette obligation morale, même de façon tout à fait informelle, elle devient légalement contraignante. Ainsi, quand un homme a accepté de garder un bien quelconque et que ce bien est volé sans qu'il n'y ait eu la moindre négligence de sa part, il est exempté de toute obligation de dédommager le propriétaire ou de rechercher le voleur. Toutefois, s'il décide d'aller rechercher le voleur parce qu'il se sent une obligation morale de le faire, il est désormais considéré comme le représentant légal du propriétaire - comme s'il avait une obligation contractuelle pour cette tâche (Bava Kama 108b).
Revenons au cas complexe de K. et H. Lorsque K. avait accepté d'aider H. à satisfaire son désir légitime de maternité, bien qu'il ne pût être réalisé que par l'entremise d'une mère porteuse, cet engagement n'était pas obligatoire. Il pouvait arguer que le problème médical étant celui de H., il n'était pas tenu de l'aider à avoir un enfant. Pourtant, l'appel à la compassion de H. est réel et légitime - comme il a été démontré ci-dessus d'après les premier et les deuxième principes - au point qu'un divorce pourrait être imposé afin de répondre à cet appel. K. lui-même d'ailleurs se joignit à cet appel lorsqu'il entreprit sa campagne publique pour exercer une pression sur l'assurance-maladie de l'Etat.
Par conséquent, lorsque K. accepta à l'origine d'aider H. comme le devoir moral l'exigeait clairement, ce devoir moral devint aussi contraignant qu'une obligation contractuelle, comme démontré par le troisième principe. En conséquence, suivant la Halakha, K. n'est absolument pas en mesure d'interrompre le processus de grossesse par l'entremise d'une mère porteuse.