Art et spiritualité | |
Par le Dr Jenny Weil | |
Avec la disparition de ZVI RIBAK, décédé il y a quelques mois en
Israël à l'âge de 85 ans, le monde de l'art juif a subi une
perte importante. Les créations artistiques de Zvi Ribak
figurent dans les galeries les plus cotées ainsi que dans des
collections privées à travers le monde. Ses toiles dépeignent en
couleurs vives et en formes réalistes, pogromes et persécutions
d'une part, joyeuses célébrations d'autre part.
Sa ville natale de Zhitomir fut un lieu de rencontre pour érudits
talmudistes et écrivains juifs et la maison familiale était le
foyer d'une intense créativité artistique et de fréquents débats
intellectuels. Le vendredi soir, le poète Chaim Nahman Bialik (qui
devint le poète national isralien), venait réciter ses vers et
après le dîner emmenait le petit Ribak dans ses promenades au
cýur de la for
êt ukrainienne.
Les dons de Zvi furent décelés par son professeur d'art alors qu'il n'avait que cinq ans et à partir de là, il s'embarque dans son itinéraire d'artiste. Il développe son art avec un zèle assidu, sans pour autant négliger l'instruction publique et les études talmudiques. Fidèle à l'idéal d'un homme de la Renaissance, il est constamment en quête d'idées nouvelles et d'accomplissements plus parfaits. Il fait des études de physique nucléaire à l'Université de Kharkov, sous la direction du Prof. Leib Dawidowich Landau, lauréat du Prix Nobel de physique en 1964. Après la Révolution de 1917, Ribak enseigne la physique théorique à l'Institut polytechnique de Moscou. Il étudie l'architecture et la sculpture parce que les formes et les figures l'intriguent. Son talent est rapidement remarqué et il est sélectionné pour construire une structure dans le centre de Leningrad. Son chef-d'ýuvre représente une horloge automatique, indiquant les fruits de la région selon les saisons de l'année. Il atteint le grade de colonel dans l'armée Rouge et est huit fois décoré. Ribak s'installe à Munich après la guerre et crée une organisation d'artistes juifs rescapés de la Shoa. Pendant trois ans, le groupe expose et vend ses peintures. Zvi Ribak réalise son rêve de vivre en Isra ël en faisant son aliya en 1948, et fonde alors une famille. La municipalité de Tel-Aviv l'emploie comme architecte. Ribak utilise son temps libre pour travailler sur des toiles qui rappelleront au monde la catastrophe vécue par son peuple. Se consacrant de plus en plus à son amour pour la peinture et à ses études talmudiques, il finit par abandonner ses recherches architecturales et scientifiques. La réputation de l'artiste grandit, de nombreuses galeries à travers le monde font honneur à son talent unique et tout naturellement un livre sur l'homme et son ýuvre est publié. Voici ce qu'écrivit feu Jay Weinstein, directeur de la section de Judaica de Sotheby's New York, dans l'introduction "Zvi Ribak - A jewish artist": "La vie et l'ýuvre de Zvi Ribak sont une histoire fréquemment racontée dans notre siècle sanglant -- une histoire d'amour de la vérité et de la beauté sur une scène de sauvagerie et de dégradation humaine. L'art, essence de l'espoir humain, baume pour les blessures physiques et psychiques qui doivent être pansées afin que la vie puisse continuer, voilà la passion de Ribak. Il y fait revivre l'univers perdu de sa jeunesse, mêlant les divers éléments de son existence -- religion, science, guerre --, les désagrégeant dans le mortier de l'expérience pour ensuite les transformer en couleurs et tonalités appliquées sur la toile." La Fédération sioniste juive a lancé cette ýuvre littéraire haute en couleurs à une réception donnée à la Société royale de médecine à Londres au printemps 1991. A cette occasion, Ribak déclara que l'art juif, qu'on appelle aujourd'hui Judaica, est bénéfique aux Juifs parce qu'il instille dans l'âme juive les multiples facettes de la vie juive et réussit à éveiller des pensées spirituelles. Les ýuvres de Judaica, expression artistique créée par des Juifs, sont différentes des ýuvres d'art créées par des non Juifs. Des artistes laïcs, chrétiens ou juifs assimilés, se complaisent souvent à peindre des scènes où ils donnent libre cours à leurs pulsions érotiques, voire dépravées. Ils glorifient la guerre, la violence, parfois sans autre but que leur autosatisfaction. On retrouve de telles scènes dans tous les musées. Les hommes volent, massacrent, décapitent, étranglent et pendent leur prochain. Et l'artiste de préciser: "Il est vrai que je peins également des scènes de violence, mais il s'agit de pogromes, de tragédies infligées par d'autres au peuple juif. Le monde doit en prendre connaissance." Et dans un triste murmure, il ajoute : "Le meurtre d'enfants juifs ne peut pas être oublié quand je peins une scène de mariage juif." On lui demande si le fait d'exercer le métier d'artiste lui semble incompatible avec sa condition de Juif pratiquant, puisque créer des images est une activité apparemment interdite par les Dix Commandements... Il répond que les portraits font partie de l'existence et illustrent la façon dont les gens vivent. Dans les temps anciens, les hommes transformaient les images en idoles. Le commandement reçu au mont Sinaï interdit aux Juifs de se prosterner devant des images. "Toutefois, des images créées pour le plaisir des hommes ne sont pas interdites." Lorsqu'on contemple ses peintures, on se demande si Ribak percevait la vie comme un existentialiste torturé par les conflits ou comme un Hassid affirmant que D' doit être servi dans la joie. Il a dit un jour que pour un Juif, la joie doit être l'objectif permanent, même si elle constitue une condition temporaire, éphémère. Ribak estimait qu'Isra ël ne peut pour l'instant nommer l'artiste qui domine la scène israélienne. Pour lui, il ne pouvait y avoir d'art juif tant que le peuple juif ne vivrait pas en paix sur sa terre. Il croyait néanmoins que désormais, avec la création d'un foyer national juif où des Juifs défendent leur droit de vivre sur leur terre, la nouvelle génération était en possession des éléments nécessaires pour produire un art juif authentique. Ce processus prendrait quelques générations avant de s'épanouir et de porter des fruits. Zvi Ribak se considérait avant tout comme un artiste juif. Un artiste vivant en Israël devait nécessairement être engagé dans le vécu juif et en même temps proche des développements universels de l'art. L'art israélien et le vécu juif constituaient pour lui les outils permettant d'établir la filiation entre la patrie biblique ancestrale et le nouvel Etat d'Isra ël. La peinture de Ribak révèle que la fonction primaire de l'artiste consiste à guider l'homme dans les voies de D'. Il croyait profondément que les Dix Commandements reçus au mont Sinaï ont tracé la voie à suivre pour les Juifs. Dans cette optique, il revient à l'artiste juif de nos jours, au créateur de Judaica, de relever le défi suivant: son art doit inviter le Juif à limiter temporairement son approche universaliste pour adopter un mode de vie plus spécifiquement juif. Dans ses jeunes années, Ribak a été profondément influencé par Michel-Ange. En mûrissant, il subit la fascination des artistes flamands, en particulier Rembrandt. Il a tenté de percer le secret de Rembrandt, son art de composer la couleur et de l'appliquer sur la toile. Il a voulu comprendre les dons particuliers manifestés par les Hollandais dans leur technique du dessin. Au fil des ans, il développe ses entreprises créatrices et se rend compte du tournant marqué au cours des années 90 dans la pensée de l'art et de la créativité. Pour lui, l'art doit pouvoir constituer une présentation prophétique et permettre de prédire ce qui arrivera à l'humanité, que ce soit l'art ancien, l'art nouveau ou l'art moderne. Le début du XXe siècle a vu naître l'art abstrait, dans une exubérance juvénile: avec des formes géométriques différentes, il a voulu déchiqueter la forme même de la vie. Selon Ribak, c'était là le but du futurisme, du cubisme et de tous les autres mouvements de cette époque. Dans les années 20, l'artiste brisait toutes les formes de vie connues, les transformant en composantes abstraites. Cet art révéla à l'homme que le monde était en train de s'effondrer... préconisant à sa façon les deux guerres mondiales et la déshumanisation terrible qu'elles entraînèrent dans leur sillage. Au cours de sa dernière année, Ribak put déceler un changement: il semblait que le monde souhaite se libérer de ces formes abstraites, et désire une re-création, une reconstruction. Il percevait ces mouvements dans le contexte du retour du peuple juif dans son pays. Il croyait qu'à partir de la Terre Sainte, la Torah ferait rayonner des idées nouvelles inspirées par l'Eternel. Il semble toutefois que l'humanité éprouve des difficultés à changer, à revenir à la normalité et à l'ordre. "Ne jamais abandonner", disait Ribak qui en avait fait sa devise et avait vécu sa vie en adoptant cette philosophie. Quelques semaines avant sa mort encore, il me disait qu'il souhaitait voir la publication de livres prônant une nouvelle approche de l'art, composée par une fusion d'éléments spirituels et artistiquess. Il espérait que le nouvel art juif s'implanterait avec vigueur dans les esprits, et que les jeunes artistes seraient encouragés à participer à son renouveau. L'existence riche et productive de Zvi Ribak s'est terminée, mais il nous a laissé un héritage artistique et spirituel qui lui garantira sans nul doute une place d'honneur au panthéon des artistes juifs immortels. |