Alice Halicka (1894-1975) | |
Par Oscar Ghez, Président-Fondateur du Musée du Petit Palais de Genève | |
Vous m'avez courtoisement demandé de vous adresser une biographie d'un autre peintre juif de l'Ecole de Paris. Il s'agit cette fois de ALICE HALICKA, qui était l'épouse du fameux peintre cubiste Louis Marcoussis. Je n'ai pas eu le plaisir de la rencontrer personnellement, mais j'ai souvent correspondu avec elle au sujet de ses tableaux. Si elle a parfois réalisé quelques ýuvres structurées dans le sens du cubisme, sa production a été plutôt réaliste et très personnelle. Elle a cependant fait partie de tout le groupe des peintres cubistes ainsi que des peintres de Montparnasse qui ont vécu à la Ruche pendant de longues années, tels que Soutine, Krémègne, etc.
Il était une fois... une jeune juive polonaise, née le 20 décembre 1894 à Cracovie, Alice Halicka, timide et savante en mathématiques qui, de plus, faisait de la peinture et fréquentait les cubistes. Pendant la guerre de 1914, alors que son mari était aux armées, elle se réfugia en Normandie et continua à peindre. Lorsque le guerrier revint et qu'il vit l'ýuvre de son épouse, il lui déconseilla de persévérer, prétextant qu'un seul cubiste suffisait dans une famille. Halicka, obéissante et trop indépendante pour peindre comme son mari, détruisit une partie de ses toiles, en abandonna quelques autres dans le grenier, changea de style et oublia son cubisme. Cinquante ans plus tard, la manne tombe de ce grenier chez Halicka sous forme de soixante toiles, gouaches et dessins roulés, envoyés par les héritiers de ses amis normands. Elle les nettoie, les fixe sur des châssis. Une des toiles passées en vente à Galiéra provoque des offres de collectionneurs. Le miracle s'accomplit et se concrétise par une exposition révélant, en particulier dans les gouaches, un cubisme chaleureux, poétique et très sensible. Halicka a, en effet, dépassé le stade cézannien, et ajouté au cubisme une note personnelle que seule une femme pouvait apporter. Ainsi, cette artiste qui connut tant de moments difficiles et lutta avec un si grand courage, va connaître une fin de vie plus aisée grâce aux ýuvres de sa jeunesse. Cette histoire n'est pas un conte de fées, c'est l'aventure merveilleuse que vécut Alice Halicka. Elle l'a racontée avec humour dans un livre intitulé "Hier". Alice Alicka a côtoyé les plus beaux esprits de Montmartre et de Montparnasse: Braque, Modigliani, Paul Guillaume, Marie Laurencin, Breton, Max Ernst, Perret, Eluard, Apollinaire, Foujita, Orson Welles. Elle a écouté leurs propos, fréquenté leurs ateliers. Et toujours avec la même simplicité et la même modestie, elle raconte comment elle les a connus, fait d'eux parfois un portrait caricatural, les a plaisantés sur leur comportement, sans jamais aucune méchanceté, mais avec une ironie mordante. Elle a fait le portrait de Fernand Fleuset, René Crevel, Francis Carco, Gide, Jean Cassou, Marcel Jouhandeau, Tristan Tzara, Gaston Bachelard et de Reverdy. Laissons parler Halicka, à bâtons rompus. "En 1913, je suis devenue la femme de Marcoussis. Mon père, bourgeois, médecin polonais, et mon grand-père armateur n'approuvèrent pas beaucoup ce mariage avec un artiste, mais s'y résignèrent. J'étais soi-disant riche mais cela n'a pas duré longtemps à cause de l'inflation et je dus vendre mes bijoux. Petite provinciale éblouie, arrivée de Cracovie, j'écoutais les histoires de Marcoussis comme les contes des "Mille et une Nuits". Il avait le sens du comique et m'enchantait par ses talents de conteur. Je suivais les cours de peinture dans les académies, tout d'abord chez Maurice Denis puis chez Cormon, pompier à barbe. Il me fuyait comme si j'étais une pestiférée et les élèves me prenaient pour une folle. Je faisais du cubisme, un art maudit pour eux, un art antigrec qui se référait à l'art nègre. J'aimais être étonnée. Comme Diaghilev, à son arrivée à Paris, avait dit à Cocteau: "Etonnez-moi !", Marcoussis me stupéfia en m'emmenant voir Braque et Picasso. Marcoussis avait, avant de me connaître, une amie surnommée Eva que Picasso s'empressa de conquérir, non pas avec des fleurs, c'était trop banal, mais avec un camembert acheté rue Lepic. J'avais croisé cette Eva lors d'une excursion en bateau-mouche sur la Seine. Elle était sur un autre bateau avec Max Jacob et un jeune homme avec une mèche qui n'était autre que Picasso. Marcoussis me la présenta ainsi de loin. Picasso s'inspira de cette jolie japonaise pour un célèbre tableau-collage intitulé "J'aime Eva". J'ai connu Juan Gris et apprécié son intelligence et son honnêteté artistique. Il venait déjeuner deux fois par semaine dans notre atelier de la rue Caulaincourt. Marcoussis et lui étaient deux alchimistes. Ils voulaient garder les secrets du cubisme." Alice Halicka parle avec beaucoup de discrétion de sa peinture. "Toujours insatisfaite, j'ai souvent changé de style. Après la période cubiste que j'abandonnais par effacement, je dus, pour gagner ma vie, proposer des modèles d'étoffes et de papiers peints. Dufy m'introduisit auprès de Bianchini et Rodier pour lesquels il peignait des motifs de tissus imprimés. En 1920, je fis la connaissance de la princesse Murat et, dans sa librairie-galerie-salon de thé de l'île Saint Louis - baptisée "Ferme de Nuit" - elle vendait mes ýuvres. J'avais inventé des petits tableaux qui tenaient de la crèche et de la boite à jouets, un mélange de peinture, bas-relief, chiffons, boutons, papiers collés, fils de fer, plumes, le tout à la fois sentimental, poétique et délirant. La spirituelle princesse les intitulait "Romances capitonnées" et le Tout-Paris, élégant et cynique, achetait mes romances qui furent copiées un peu partout dans le monde. Je m'en aperçus en 1935 pendant mon séjour en Amérique où j'avais débarqué avec Helena Rubinstein pour faire des gouaches sur le thème "Place de la Concorde", sa publicité. A New York, j'exposais des dessins et je reçus une commande inattendue, le portrait d'un chien en "Romance capitonnée" pour une cliente qui exigeait que l'animal ait l'air intelligent et demandait si le fond peint à la main était compris dans le prix. J'entrais aussi dans le monde de la musique. Je connaissais déjà Sauguet, Auric, Markevitch. Massine, maître de ballet du Metropolitan Opera, s'adressa à moi pour son décor de "Jardin Public" tiré du romand de Gide. Balanchine, de l'American Ballet, me confia ensuite les décors et les costumes de "Baiser de la Fée" sur une musique de Stravinsky." En 1939, Alice Halicka part pour Cusset (Allier) avec Marcoussis qui y meurt en 1941 après une longue maladie. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Alice Halicka change régulièrement de domicile et vit notamment à Marseille, à Vienne, dans l'Isère et à Chamonix. En 1945, de retour à Paris, elle expose à la Galerie de l'Elysée sur le thème "Paris". Dès ce moment-là et jusqu'à son décès le 1er janvier 1975, sa vie ne fut qu'une succession d'expositions partout à travers le monde, aussi bien aux Indes (où elle séjourna pendant trois mois et d'où elle rapporta une importante production de tableaux et de gouaches) qu'un peu partout en Europe, en URSS et aux États-Unis. L'ýuvre d'Alice Halicka se caractérise par une grande rigueur de constructions (de nombreux thèmes architecturaux) alliée à la variété, à la fantaisie et à l'inspiration poétique. Elle comprend de nombreuses huiles: paysages, natures mortes, des travaux de décoration sur tissus, paravents (pour Helena Rubinstein), des collages, décors pour ballets, des gouaches, des dessins, des gravures et des illustrations d'ýuvres littéraires. "Son âme picturale se trouve particulièrement bien exprimée dans les villes qu'elle a peintes, notamment Paris, Bénarès, New York et Varsovie, où elle s'imprégna de quatre civilisations qu'elle appela "quatre mentalités humaines". |