Les Juifs d'Afrique du Sud et l'ANC
Par Roland S. Süssmann
"Avant, je n'avais pas le droit de travailler ou de vivre où je voulais, les lois de l'apartheid m'en empêchaient. Aujourd'hui, je peux travailler et vivre où je veux, seulement il n'y a pratiquement plus de travail." C'est par ces termes simples que le chauffeur du minibus qui me conduisait à mon hôtel de Johannesburg a résumé la situation des Noirs de la "nouvelle" Afrique du Sud. Il est vrai que rien ne semble plus normal qu'un pays africain comptant pratiquement cinq Noirs pour un Blanc, ait un président Noir. L'abolition de l'apartheid ne constitue rien d'autre qu'une évolution juste et naturelle pour l'Afrique du Sud. Mais était-il véritablement nécessaire que le pays soit livré à l'ANC, l'un des partis communistes le plus doctrinaire du monde ?
Financée et entretenue par l'Union soviétique, cette organisation constituait la bonne conscience à bon marché de l'Occident et tirait son soutien militaire de Castro, Kadhafi et Arafat. Les raisons qui ont poussé les Etats-Unis à soutenir sa mise en place et sa prise totale du pouvoir restent obscures, bien que des considérations électorales visant à plaire aux Noirs américains ne soient probablement pas totalement étrangères à la prise de position américaine. Sur le terrain même, rien n'a fondamentalement changé. Le pouvoir économique est resté aux mains des Blancs et la misère, la criminalité et la violence politique dans les grandes villes et les "townships" n'ont pas diminué. La corruption politique est plus forte que jamais. A moyen terme, tout indique que la grande majorité de la population noire continuera à végéter, que le pays, véritable Europe à la pointe de l'Afrique, deviendra aussi sous-développé que les autres Etats du continent africain. La tiers-mondisation est en cours. En plus, un certain nombre de lois imposant des quotas ont été instaurées: les entreprises sont obligées d'engager un minimum de personnel noir, en général moins qualifié, les universités un minimum d'étudiants noirs avec, pour résultat à moyen terme, une baisse du niveau général, notamment en médecine, l'une des meilleures facultés du monde. Aucun des pays africains ayant acquis l'indépendance n'a jamais disposé d'une infrastructure aussi avancée que l'Afrique du Sud, sans parler des effets bénéfiques de la présence d'une population blanche de près de six millions d'individus.
C'est dans ce contexte que nous avons voulu savoir comment se présente l'avenir de la communauté juive d'Afrique du Sud. Pour nous en parler, un leader juif a accepté de se confier à nous, JULIUS WEINSTEIN, président de la Fédération sioniste d'Afrique du Sud. Cet organisme planifie les activités sionistes à travers le pays, mais s'occupe également des relations entre le gouvernement sud-africain et le gouvernement israélien ainsi que de la promotion d'activités culturelles et commerciales communes entre les deux pays.


Pouvez-vous en quelques mots brosser un tableau de la situation de la communauté juive en Afrique du Sud après la prise de pouvoir par l'ANC ?

La communauté juive sud-africaine est réduite, elle ne compte aujourd'hui plus qu'environ 80'000 Juifs alors qu'il y a cinq ans, elle était encore forte de 120'000 membres. A cela s'ajoutent environ 15'000 Israéliens, là encore le nombre s'est considérablement réduit puisqu'il y a trois ans, ils étaient 25'000. De nombreuses joint-ventures ont pris fin, les Israéliens sont partis, craignant des troubles. Les Juifs sud-africains se retrouvent dans la même situation que le reste de la population blanche et ne sont pas traités différemment. Ceci dit, beaucoup de Juifs sont de gauche, ouvertement communistes et membres de l'ANC. C'est notamment le cas du ministre du Logement, Joe Slovo, qui est le président du Parti communiste. Un grand nombre de Juifs sont également des parlementaires de l'ANC occupant des postes à haute responsabilité. Ce gouvernement d'Union nationale a plus de Juifs en son sein qu'il n'y en a jamais eu auparavant. Le "miracle" que vient de vivre l'Afrique du Sud réside bien évidemment dans la manière dont les élections et le passage du pouvoir se sont déroulés. Il était prévu que l'ANC gagnerait les élections, mais c'est une très bonne chose qu'elle n'ait pas obtenu la majorité absolue de 66 et 2/3 %, car ceci aurait permis à Nelson Mandela de modifier à son gré les lois et la constitution, de se débarrasser des lois qui ne lui convenaient pas et d'instaurer une nouvelle législation. Avec 62% des voix, il ne peut pas faire ce qu'il désire, ce qui d'une part attire des capitaux étrangers et, d'autre part, n'encourage pas la population blanche à quitter le pays. Quant au vote juif en tant que tel, n'étant pas suffisamment important, il n'a pu influencer l'issue des élections. L'économie est en miettes, mais il est encourageant de voir que de nombreuses sociétés internationales, qui s'étaient retirées d'Afrique du Sud, envisagent sérieusement de s'y réinstaller. Actuellement, la situation est relativement optimiste.


Le gouvernement actuel a été porté au pouvoir par des électeurs Noirs remplis d'espoir, qui s'attendent progressivement à une très nette amélioration de leur niveau de vie aussi bien en ce qui concerne l'emploi, le logement que l'éducation. Pensez-vous que Mandela sera à même de tenir ses promesses ?

C'est précisément là toute la question, car si jamais le gouvernement actuel devait échouer, les retours de bâtons seraient terribles. Le gouvernement ne dispose pas de beaucoup de temps. Je pense que des signes tangibles d'une amorce de changements devraient être visibles dans les trois à neuf prochains mois. Il faut bien comprendre que le programme de logement prévoit la construction de cinq millions d'unités en cinq ans, sans parler de toute une génération qui a mené sa révolution en brûlant les écoles et qui, aujourd'hui, veut rattraper son retard éducatif. Il faut créer des emplois. Pour ce faire, le gouvernement a réduit de 5% les impôts sur les sociétés dans le but de les inciter à investir plus dans le pays même. Il est également question de supprimer le contrôle des changes. A cet égard, je dois souligner que sous le régime financier actuellement en vigueur, nous devons demander l'autorisation d'envoyer des fonds en Israël. A ce jour, nous avons toujours eu la permission de le faire. Je ne sais pas si ceci va continuer dans un avenir proche ou lointain, mais si le contrôle des changes est effectivement levé, la question ne se posera plus. Cela fait très longtemps que la communauté juive bénéficie du privilège de pouvoir exporter des fonds vers Israël, mais cela peut changer du jour au lendemain. Aucun signe actuel ne nous indique que cela va cesser, mais nous sommes conscients qu'il s'agit d'une opération exceptionnelle. De plus, toute personne, juive ou non, qui souhaite investir dans l'immobilier ou l'industrie en Israël, peut obtenir une permission spéciale du gouvernement et bon nombre de personnes, juives et non juives, ont profité de cette loi au cours des années.


Ceci nous ramène à la question de savoir comment sera traitée la communauté juive et si elle pourra continuer de fonctionner d'une manière aussi efficace que sous le précédent gouvernement.

Dans le domaine de l'éducation par exemple, si le gouvernement subventionne les écoles privées, les écoles juives en profiteront également. Si cette aide est retirée, les écoles juives, comme les autres, en seront privées. Il en va de même pour les maisons de retraite juives, qui bénéficient encore d'une aide gouvernementale. En cas de suppression de cette dernière, cela représenterait une charge importante pour la communauté, car nous sommes une société vieillissante, la majorité des jeunes qualifiés et professionnellement bien établis ayant émigré. Le nombre de personnes dépendant de l'aide sociale communautaire est malheureusement en augmentation. Cela dit, je ne pense pas que le gouvernement actuel réserve un programme spécial aux Juifs, bien que Mandela ne cache pas que ses amis Arafat et Kadhafi l'ont soutenu dans sa lutte, alors qu'Israël a toujours maintenu une attitude neutre. Je ne crois pas que pour l'instant, cela aura un quelconque effet sur la communauté juive d'Afrique du Sud.


Nelson Mandela a 75 ans. Comment prépare-t-il sa succession ?

De nouveaux dirigeants se profilent à l'horizon. Certains d'entre eux n'ayant jamais été officiellement actifs, nous ne les connaissons pas. La communauté juive n'entretient aucune relation avec les deux successeurs possibles de Mandela.


Depuis les élections, les Juifs ont-ils quitté l'Afrique du Sud de manière plus importante ?

Avant les élections, de nombreuses personnes, et pas seulement juives, ont quitté l'Afrique du Sud. L'émigration vers Israël était assez bonne. Depuis les élections, ayant constaté que rien n'avait fondamentalement changé, les gens sont moins enclins à partir.


Existe-t-il un avenir pour la communauté juive en Afrique du Sud ?

Je suis convaincu qu'il y a un avenir pour les Blancs en Afrique du Sud, par conséquent, pour les Juifs aussi. Nous assistons aujourd'hui à un phénomène intéressant, au retour de certains Juifs en Afrique du Sud. L'un des grands drames du judaïsme sud-africain est la dispersion des familles entre l'Australie, le Canada, les Etats-Unis et Israël. En raison de la nouvelle situation qui prévaut actuellement, certaines familles se retrouvent réunies en Afrique du Sud, mais elles ne sont pas nombreuses. Le président Mandela a d'ailleurs lancé un appel depuis la synagogue de Sea Point, au Cap, afin que les Juifs rapatrient leurs enfants partis à l'étranger. Il a dit qu'il pouvait comprendre qu'un Juif aille vivre en Israël, mais pourquoi au Canada ou en Australie ?