Ouverture et stricte observance
Par Roland S. Süssmann
En ces temps si perturbés où le peuple juif tout entier s'interroge, où l'antisémitisme actif se manifeste plus violemment de jour en jour, où le gouvernement Rabin fait concessions sur concessions au monde arabe, mettant en péril la survie de l'Etat, nous avons choisi d'interviewer un homme dont le savoir judaïque, la sagesse, la modération et la finesse d'esprit font l'unanimité de tous: Rav SHEAR YASHUV COHEN, Grand Rabbin de Haïfa et recteur de l'"Ariel United Israel Institute" qui, à Jérusalem, Tel-Aviv et Haïfa, compte de nombreuses institutions juives de tout premier ordre tel, par exemple, le Harry Fischel Institute, où sont formés les rabbins, les juges rabbiniques et les avocats aux cours rabbiniques. Le Grand Rabbin Shear Yashuv Cohen est internationalement respecté et écouté dans le monde rabbinique, politique, juridique et communautaire.


Comment se fait-il qu'un homme comme vous soit Grand Rabbin de Haïfa, une ville totalement laïque ayant la réputation de rejeter tout ce qui touche de près ou de loin à la religion ? En Israël, elle est connue sous le nom de "Haïfa la rouge". Votre place ne serait-elle pas plutôt à Jérusalem ?

Contrairement à ce que vous pouvez penser, ma place se trouve justement à Haïfa dans un environnement qui, à première vue, pourrait sembler hostile. Lorsque j'ai su que le poste de Grand Rabbin de Haïfa était disponible, je me suis immédiatement porté candidat car, pour moi, il s'agissait d'un défi à relever digne d'un homme issu du monde orthodoxe. Il me paraissait important de démontrer la possibilité d'établir un rabbinat de stricte observance ouvert et proche du grand public de façon telle à ce que cette communauté farouchement non religieuse accepte et reconnaisse le rabbin en tant qu'autorité avec laquelle elle peut communiquer et s'identifier. Aujourd'hui, le Rabbinat est impliqué d'une manière ou d'une autre dans toutes les décisions et activités municipales ce qui, à mon arrivée, était totalement inconcevable. Voyez-vous, je pense que l'un des problèmes centraux du monde des yéshivoth réside dans le fait qu'elles mettent trop d'importance sur l'aspect purement académique du judaïsme. On estime généralement qu'un bon rabbin est un homme atteignant des sommets quant à son niveau de savoir juif; un être introverti qui dirige toute son action et sa pensée vers les livres existants et ses propres publications. Par contre, un rabbin qui accepte un poste communautaire est considéré comme une personne ne réussissant pas très bien dans les études, un véritable savant juif se devant d'être à la tête d'une yéshivah ou, au pire des cas, juge. Le rabbinat communautaire serait une activité réservée aux médiocres. Pour ma part, j'estime, comme le pensaient les fondateurs de l'Institut Harry Fischel, que la place des meilleurs éléments, de ceux qui réussissent le mieux, est justement au sein d'une communauté. Il s'agit d'utiliser leur savoir et leur expérience dans le domaine du leadership communautaire. L'un des grands drames du judaïsme actuel réside dans l'état de son rabbinat. Soit nous avons à faire, comme dans la plupart des communautés orthodoxes américaines et certainement dans les communautés libérales, à des rabbins qui sont des gestionnaires communautaires, des assistants sociaux pour ne pas dire des animateurs, capables de gérer la vie communautaire de tous les jours, mariages, divorces, enterrements, Talmud Torah, etc. Soit ce sont de très grands penseurs restant très éloignés de leurs ouailles. Il est rare de trouver des rabbins aux très vastes connaissances judaïques, avec une grande étendue spirituelle et mystique et un savoir toraïque-juridique véritablement approfondi, ouverts sur le monde et qui, de plus, sont de véritables guides spirituels capables d'insuffler un esprit juif dynamique à leur prochain et de transmettre leur enthousiasme pour la question juive à leurs communautés. Ce type de rabbins est rare, mais il existe. Nous en avons formé près de 200 qui occupent aujourd'hui des postes clé à travers le monde. Je pense que notre institution a innové dans ce domaine en formant des hommes au vaste savoir judaïque, extravertis et capables de communiquer un judaïsme dynamique. Les rabbins qui sortent de notre académie savent parfaitement transmettre les réponses qu'offre le judaïsme aux grands problèmes que posent les réalités du monde moderne et aux interrogations de la vie et de la société contemporaines. Egalement, nous gardons toujours un ýil ouvert et vigilant sur tous les grands sujets qui animent le débat théologique de notre temps et qui font partie de notre champ d'action. Pour vous citer un exemple, nous organisons deux fois par an durant trois jours un grand colloque rabbinique qui est très suivi et dont le niveau est très élevé. Nous traitons chaque fois d'un sujet différent et, au mois de juillet dernier, le thème était "Le judaïsme vu par l'Islam". En conclusion, je pourrais dire que j'ai choisi d'aller à Haïfa parce que j'estime que le rôle le plus important du rabbin est de faire profiter un maximum de Juifs de son savoir et de son expérience, en particulier ceux qui sont le plus éloignés de la foi et des pratiques religieuses.


En votre qualité de Grand Rabbin de ce qui est probablement la ville la plus laïque d'Israël, vous devez être particulièrement frappé par le degré d'ignorance générale en matière de judaïsme des Israéliens ne faisant pas partie du milieu religieux. Comment expliquez-vous cela et que fait ou peut faire le Rabbinat pour y remédier ?

En Israël, il existe trois systèmes scolaires; l'enseignement public, national-religieux et orthodoxe. Il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui, un jeune Israélien ayant passé toute sa scolarité dans un établissement public, peut arriver en fin d'études sans avoir la moindre idée des bases même du judaïsme comme, par exemple, le simple déroulement des offices, l'histoire biblique et religieuse de l'époque d'Adam jusqu'aux maîtres du Talmud et des commentateurs en passant par les Rois et les Prophètes. Je ne mentionne même pas la question des pratiques religieuses, uniquement le savoir pur. Comprenez-moi bien, chacun est libre d'élever ses enfants comme il l'entend, mais il n'est pas possible d'être juif sans savoir ce qu'est le judaïsme, ou du moins sans en connaître les rudiments. Le fait est qu'un grand nombre d'Israéliens puisent leur savoir juif dans la presse écrite et la TV, par le côté spectaculaire et scandaleux. Lorsqu'un rabbin est impliqué dans un fait divers, il fait naturellement la Une des journaux. Dans l'esprit d'un grand nombre de non religieux, tous les rabbins deviennent alors automatiquement des êtres vils et peu fréquentables. Il faut bien dire que les programmes d'études juives des écoles non religieuses ont eu bien peu de succès et de résultats. Malgré tout, sans être d'un optimisme débordant, je ne suis pas fondamentalement pessimiste, car je ne crois pas que les risques d'assimilation en Israël soient plus grands qu'à l'étranger. De par ma propre expérience, j'ai appris qu'il s'agit en fait d'un sujet très délicat. Les membres de la société laïque ne veulent en aucun cas que quiconque tente de leur imposer un mode de vie impliquant l'observance des mitsvoth qui, selon eux, limiterait leur liberté de vivre comme ils l'entendent. Malgré tout, dans la plupart des cas, ils sont prêts à écouter ou du moins à ne pas rester dans l'ignorance car, progressivement, très lentement, ils comprennent qu'il est difficile d'être juif sans connaître les bases du judaïsme. Cela dit, je ne pense pas qu'une action de "missionnaire juif" soit de mise, car elle a souvent un effet contraire. C'est l'une des particularités de la mentalité et de l'esprit juifs de ne rien se laisser dicter et de rejeter tout ce qui tente d'être prescrit. Si nous voulons survivre en tant que "nation juive", nous n'avons pas d'autre choix que de renforcer les connaissances et les racines juives dans l'ensemble du pays. Il faut bien se rendre compte que les Juifs qui sont aujourd'hui les plus éloignés du judaïsme sont les Israéliens qui ont quitté le pays. Ce demi-million d'Israéliens est complètement dénué de toutes racines juives. Un Juif réformé se souvient qu'il est juif et va de temps en temps ou régulièrement dans son temple. Ce n'est pas une situation idéale, mais l'identité juive est encore un peu présente. L'Israélien non pratiquant qui a quitté le pays disparaît complètement dans l'assimilation.


Pourquoi ?

Tant que ces Israéliens habitaient ici, ils vivaient dans un pays juif où la radio leur rappelle que tel jour est shabbat, que telle ou telle fête approche. Lorsqu'ils quittent le pays, ne sachant rien, il ne leur reste rien. Ces Israéliens vivant à l'étranger représentent notre certificat d'incapacité éducatif. La situation est très grave car non seulement les valeurs juives sont totalement absentes de l'esprit de cette jeunesse, mais même l'idéal sioniste, l'amour de la terre d'Israël, le socialisme, l'éthique de l'homme et de la société ne font plus partie des valeurs qui les animent, alors que ce sont les bases sur lesquelles toute une génération a été éduquée en Israël.


De quelles couches de la population l'espoir provient-il?

Nous assistons à un phénomène intéressant. Je pense qu'il y a deux sources d'espérance: d'une part le mouvement national-religieux et, d'autre part, les adeptes du mouvement Hachomer Hatzaïr, dont l'idéal sioniste non religieux et humanitaire est encore et toujours très développé. Mais il reste un autre élément très positif. En effet, malgré tous les rejets du shabbat, des lois alimentaires, et autres, lorsque la grande majorité des Israéliens sont confrontés à un instant de spiritualité lié aux éléments fondamentaux de la vie (mariage, naissance, bar-mitsvah, décès), ils retrouvent, pour un bref moment, leurs racines. Certains jugent que c'est insignifiant. Pour ma part, j'estime que tant qu'il reste une petite flamme de judaïsme, l'espoir subsiste. D'ailleurs, si on instaurait aujourd'hui le mariage civil en Israël, ce que je ne recommande naturellement pas, 80% de la population se marierait religieusement. Ceux qui s'uniraient civilement seraient certainement les cas problématiques, mariages mixtes ou des antireligieux extrémistes. De plus, je suis convaincu qu'il existe en Israël un énorme potentiel auprès d'une certaine jeunesse qui ne demande qu'à être guidée et à trouver un idéal avec lequel elle pourrait non seulement s'identifier, mais aussi lui apporter un certain enthousiasme, voire l'extase. Au Festival de Blues de Haïfa au mois de juillet dernier, environ 100'000 jeunes se sont littéralement "enivrés" de cette musique plus proche de l'idolâtrie que des valeurs juives. Cette jeunesse constitue un excellent public qui saurait se passionner de la même manière pour le judaïsme. Je pense que la jeunesse et le public israélien dans sa grande majorité ne sont pas totalement indifférents aux questions judaïques et c'est justement cette absence d'indifférence que nous devrions mettre à profit afin de renforcer le savoir et les racines juives en Israël.


Comment voyez-vous l'avenir ?

Je crois qu'il n'y a pas d'avenir pour le judaïsme si les relations religieuses entre Israël et la Diaspora ne sont pas intimement liées. Ceci est particulièrement important en ce qui concerne la question de la définition du Juif et du Judaïsme, qui ne peut être régie qu'en fonction des règles de la stricte observance et qui nous mène d'ailleurs à la définition de ce que sera l'Etat juif. Jusqu'à présent, ces questions ont été mises à l'écart en raison des graves problèmes de sécurité et d'économie auxquels le pays a dû faire face depuis sa création. Aujourd'hui, le moment de vérité approche, Israël va devoir faire un choix entre un Etat à caractère israélien, hébraïque ou authentiquement juif. Un ancien phénomène est en train de revivre: le désir profond de la population israélienne d'être comme tout le monde, un peuple comme tous les autres avec un Etat comme tous les autres. Ceci ne marchera pas, uniquement parce que ce sont justement "les autres, ceux à qui il faut tant ressembler...", qui ne l'autoriseront pas. C'est dans cet esprit que se déroule actuellement en Israël un débat de société fort intéressant. D'une part, la jeunesse nationale religieuse dit: "il faut se battre pour le pays, pour les droits des Juifs partout en Israël, etc." Ces jeunes sont aujourd'hui les meilleurs éléments de l'armée et des unités combattantes. D'autre part se trouve la jeunesse du camp dit "de la paix" qui ne veut plus se battre: "abandonnons ces terres et soyons un peuple qui vit en paix avec son prochain, comme tous les autres". Les avocats de cette école ne savent même pas combien leur attitude est profondément juive, car seul un Juif peut croire être à même de faire la paix avec un ennemi qui n'en veut pas. L'issue de ce débat et surtout la conjugaison de ces deux forces qui, quelque part, sont complémentaires, définiront l'avenir de notre pays.


Dans le cadre de l'"Ariel United Israel Institute", vous formez les hommes qui, demain, dirigeront le monde spirituel juif. Quelle sera, à votre avis, leur principale tâche ?

C'est d'Israël que doit venir toute l'inspiration spirituelle pour l'ensemble du peuple juif à travers le monde entier. Notre institution travaille dans cet esprit. Son tout premier rôle réside dans la lutte contre l'assimilation aussi bien en Israël que dans la Diaspora. Notre travail s'effectue par la formation d'hommes valables et la publication de nombreux livres et écrits. Nous limitons le nombre de nos étudiants à un maximum de 250 élèves et avons de nombreux candidats sur une liste d'attente. Chacun d'entre eux entretient un potentiel important de futur leader spirituel du monde juif en Israël et dans la Diaspora.