Statistique et probabilité | |
Par le Rabbin Shabtaï A. Rappoport * | |
Alors qu'il n'avait que 35 ans, K. commença à souffrir de douleurs harcelantes. Le spécialiste déclara que sa maladie était considérée comme incurable et qu'il n'avait que quelques années à vivre. L'unique espoir résidait dans une intervention chirurgicale très spéciale, pénible et fort coûteuse, mais qui ne mettait pas ses jours en danger.
Doté d'une formation scientifique, K. se mit à étudier son cas lui-même et découvrit que la procédure recommandée était effectivement le seul recours connu pour améliorer ses chances de survie, sans pour autant constituer un remède décisif. Les données statistiques établissaient que, sans cette intervention chirurgicale, ses chances de demeurer en vie plus de cinq ans étaient inférieures à 10 %; cependant, même après l'intervention, la probabilité de survie n'excédait pas les 20 %. Par conséquent, selon la probabilité la plus forte, ses jours étaient comptés dans tous les cas: puisqu'il en était ainsi, à quoi bon s'exposer à plus de souffrances et encourir ces grandes dépenses ? Il valait peut-être mieux se contenter d'un traitement anti-douleur et se résigner à son sort. Dans la halakha, un principe bien connu veut qu'en cas de doute, on tranche selon la majorité. Lorsqu'un morceau de viande est trouvé dans la rue d'une ville et qu'il est impossible de déterminer sa kacherout, la Guemara (Pessahim, 9b) établit qu'il sera déclaré kacher si la majorité des boucheries de la ville vendent de la viande kacher. Mais si la plupart des boucheries de cette ville vendent de la viande non-kacher, le morceau trouvé sera déclaré non-kacher. Il semble à première vue que cette règle obéit à un simple calcul de probabilité. Dans le premier cas, la probabilité la plus grande est que la viande provient d'une boucherie kacher et par conséquent, on la déclare kacher. Dans le second cas, la probabilité la plus grande est que la viande est originaire d'une boucherie non-kacher, on présume donc qu'elle est non-kacher. Si la halakha exige de trancher en vertu de la plus forte probabilité, comme dans le cas du quartier de viande, qui bien sûr sert d'exemple, la procédure chirurgicale recommandée à K. ne peut être considérée comme un acte susceptible de lui sauver la vie et K. n'est donc pas obligé de s'y soumettre. Mais après réflexion, il s'avère que la règle établie par la Guemara n'a rien à voir avec le taux de probabilité. En effet, la suite du passage cité fixe la loi pour un cas légèrement différent: si quelqu'un achète un morceau de viande dans une boucherie d'une ville dont plusieurs échoppes ne sont pas kacher et qu'il n'arrive plus à se souvenir où il a effectué son achat, la viande ne peut être considérée comme kacher, même si la majorité des boucheries de la ville vendent de la viande kacher. Pourtant, il n'y a pas vraiment de changement dans le taux de probabilité entre le cas de la viande trouvée dans la rue, où il nous est indiqué de suivre la majorité des boucheries, et le cas du quartier de viande dont on sait pertinemment qu'il a été acheté dans une des boucheries sans savoir laquelle et où l'on reste dans le doute. Soulignons que la première législation s'applique uniquement lorsqu'il est bien établi que la viande n'a pu en aucun cas être importée de l'extérieur de la ville (Ketubot, 15b). En fait, la première décision juridique, qui suit la majorité (Houlin, 11a), est fondée sur un édit biblique qui n'a rien à voir avec le calcul de probabilités: "...[le verdict] doit suivre la majorité" (Exode XXIII, 2). C'est la majorité du tribunal qui détermine le verdict prononcé ensuite par le tribunal tout entier. Dans la loi juive, en général, il n'y a pas d'opinion minoritaire, le verdict étant toujours unanime. C'est ce protocole qui est à la source de la juridiction concernant le quartier de viande trouvé. Si nous prenons une ville A dans laquelle chaque boucherie est kacher, il est évident que tout morceau de viande trouvé dans ses rues doit être kacher. A l'opposé, dans une ville B où toutes les boucheries sont non-kacher, tout morceau de viande trouvé sera bien entendu non-kacher. Quant à la juridiction pour la ville C, qui possède à la fois des boucheries kacher et non-kacher, elle se fera selon la majorité, exactement comme au tribunal: si la majorité des boucheries sont kacher, la ville C sera considérée comme la ville A, entièrement kacher; si la majorité des boucheries sont non-kacher, la ville C sera considérée comme la ville B, entièrement non-kacher. Cette manière de raisonner s'applique quand on peut considérer la ville comme une seule entité, ce qui est le cas avec un quartier de viande trouvé dans les rues puisqu'il s'agit alors de déterminer à quel type de ville on a affaire. Mais lorsque la viande a été achetée dans une échoppe X, nous ne nous préoccupons plus de la ville entière, mais uniquement de cette échoppe particulière dont nous ignorons si oui ou non elle vend de la viande kacher. Et dans la mesure où nous sommes dans l'impossibilité de parvenir à une détermination absolue, nous demeurons dans le doute. Il en résulte que la règle qui consiste à suivre la majorité n'est pas du tout liée au taux de probabilité ou à un calcul statistique. Nous devons donc découvrir une source pour les principes régissant la probabilité et le hasard dans la loi juive. C'est un fait notoire que lorsque deux enfants d'une même famille sont morts des suites d'une circoncision, les enfants suivants ne seront pas circoncis de crainte qu'ils ne succombent également. Cependant, la Guemara (Shabbat, 134a) cite rabbi Nathan de Babelonia: "Je voyageais un jour à l'étranger quand une femme vint me voir. Elle avait circoncis son premier fils et il était mort, et le deuxième fils était mort de la même façon. Le troisième fut amené devant moi et je vis que sa peau était rouge. J'ai conseillé d'attendre jusqu'à ce que le sang fût absorbé; elle attendit donc et le fit ensuite circoncire. L'enfant vécut et ils le nommèrent Nathan de Babelonia en mon honneur." Comment rabbi Nathan pouvait-il être si certain que le troisième fils ne mourrait pas ? Somme toute, deux de ses frères avaient succombé et, outre le syndrome de la peau rouge, il y avait peut-être une autre cause à leur décès. Il semble évident que rabbi Nathan fit le raisonnement suivant: chaque bébé est exposé au risque d'avoir une maladie qui rend la circoncision dangereuse pour sa vie et pourtant, on ignore ce risque et tous les nouveau-nés sont circoncis. Dans une famille où deux bébés sont morts suite à une circoncision, la probabilité du danger est beaucoup plus élevée et la circoncision est alors interdite. Mais lorsqu'une cause apparente du décès est découverte, on peut affirmer que, pour le troisième enfant, à partir du moment où cette cause aura été éliminée, le risque sera semblable à celui encouru par n'importe quel bébé normal. Le taux de probabilité de décès dans le cas de cet enfant sera désormais pareil à celui de tout autre nouveau-né et il sera donc traité comme un enfant normal. Dans une décision juridique semblable (Hatam Sofer Yoré Déa resp. 158), rabbi Moshe Sofer de Bratislava, la plus célèbre autorité halakhique du XIXe siècle, stipule qu'une solution médicale logique peut ramener les risques d'une affection spécifique à un taux normal, même si elle est répertoriée comme une maladie affligeant l'individu durant toute sa vie. Une fois que le patient a été traité, il est considéré comme normal, même s'il n'y a pas de signes tangibles prouvant que le traitement a servi. Le raisonnement est le suivant: à partir du moment où l'individu a été traité, on présume que la probabilité qu'il souffre de ce mal est similaire à celle d'une personne bien portante. De tout cela, il s'ensuit que la loi juive ne considère pas une plus forte probabilité comme une majorité à laquelle il faut se rallier; elle tient compte du changement dans la probabilité causé par une modification des circonstances et juge qu'un tel changement, notamment un traitement médical, est significatif et constitue un fondement suffisant pour une décision juridique. Par conséquent, même si les chances de rémission après l'intervention chirurgicale sont estimées à moins de 50 % et donc minoritaires, K. est malgré tout tenu à s'y soumettre (à condition toutefois que les souffrances entraînées ne soient pas intolérables) parce que cette intervention augmente de façon significative ses chances de survie et qu'elle doit donc être considérée comme un traitement susceptible de lui sauver la vie. |