Israël et le judaïsme mondial
Par Zvi H. Hurwitz
Le jour même de la proclamation de l'Etat d'Israël (le 14 mai 1948), les Juifs à travers le monde durent affronter une question fondamentale: quelle serait la nature des relations entre les habitants d'Israël et les Juifs de la Diaspora ? A cette époque, l'accusation de double allégeance planait et, afin d'échapper à ses implications, les dirigeants communautaires proposèrent alors la "hafrada" ou "séparation".
De grandes organisations comme Hadassa aux Etats-Unis refusèrent systématiquement d'être impliquées dans les problèmes politiques d'Israël, plus particulièrement dans la question de l'Alyia, afin d'éviter toute attitude déloyale envers le pays dans lequel ils vivaient.
Progressivement, les gouvernements et les commentateurs politiques finirent par comprendre qu'il existait une relation unique entre chaque Juif et l'Etat d'Israël. C'est ainsi que les Juifs religieux se tournaient trois fois par jour vers Jérusalem pour faire leurs prières et priaient durant des mois après le Nouvel An pour que les pluies tombent en Terre sainte. Quant aux Juifs non pratiquants, un grand nombre participait chaque année aux festivités marquant Yom Ha'atzmaout (le jour d'Indépendance), sans se préoccuper du fait qu'ils fêtaient l'indépendance d'un pays étranger. Bien des chefs d'Etat se mirent à envoyer des messages de félicitations à leurs communautés juives à l'occasion de ce jour. La conception de "séparation" fut progressivement abandonnée pour faire place à une identification de plus en plus ouvertement affichée, à une coopération publique plus étroite pour aboutir, en fin de compte, au slogan de l'Appel juif unifié: "Nous sommes Un (peuple)". Aux moments de joies ou de peines, il n'y avait pratiquement pas de distinction entre la réaction des communautés juives de la Diaspora et celle de la population israélienne.
Pendant les années des gouvernements Likoud, au cours desquelles j'eus l'honneur de servir comme conseiller aux Affaires de la Diaspora auprès des premiers ministres Begin et Shamir, de grands efforts ont été investis afin de promouvoir des relations étroites entre les deux parties du peuple. Menachem Begin aimait à répéter que l'Etat n'avait pas été établi pour les 650'000 Juifs qui s'y trouvaient à l'époque, mais pour l'ensemble du peuple juif, les Israéliens étant en quelque sorte les garants de la Nation. Le fait de vivre dans le pays leur donnait bien entendu des obligations et des prérogatives spéciales. Il précisa les deux domaines dans lesquels les citoyens d'Israël ont des droits exclusifs: le service militaire (et tout ce qui y est lié) et le vote dans le cadre des élections parlementaires. Le sioniste le plus militant et le collecteur de fonds le plus efficace ne pouvant prendre la moindre part aux devoirs militaires ou aux devoirs civiques dans les élections pour la Knesset, domaines réservés exclusivement aux citoyens d'Israël. Tout en spécifiant clairement ces clauses restrictives, Menachem Begin tenait des discours devant des assemblées juives à travers le monde, les encourageant à participer au développement de l'Etat et à envisager leur propre Alyia. A l'occasion d'événements de grande portée - la signature du traité de paix avec l'Egypte ou la cérémonie de remise du Prix Nobel de la Paix à Oslo -, il mettait toujours un point d'honneur à inviter les dirigeants de l'Agence juive et à les mentionner dans le préambule de son allocution, afin de bien souligner qu'il ne s'adressait pas seulement aux citoyens d'Israël, mais au judaïsme mondial.
Itzhak Shamir, son successeur, reprit à son compte l'objectif de l'unité juive, répétant en de nombreuses occasions dans ses discours en Israël ou face aux diverses communautés de la Diaspora: "Divisés, nous sommes comme un faible roseau, unis, nous sommes imbattables." C'est dans cet esprit qu'il inaugura la Conférence sur l'unité juive en mars 1989, conférence rassemblant des représentants juifs du monde entier avec les leaders du gouvernement d'Israël et de l'opposition.
Presque 46 ans se sont écoulés depuis le renouveau de la souveraineté juive en Israël. En raison de l'assimilation galopante et des mariages mixtes, nous assistons aujourd'hui au déclin progressif des communautés juives. C'est ce moment précis qu'ont choisi les leaders actuels d'Israël, pour des motifs qui leur sont propres, pour relâcher, voire couper les liens entre Israël et le judaïsme mondial. Régulièrement, des ministres tiennent des propos agressifs envers les activités traditionnelles du judaïsme mondial en faveur d'Israël. Après le tollé général qui s'ensuit, un porte-parole finit invariablement par nier les propos de son supérieur ou par déclarer qu'ils ont été déformés par la presse. Trop tard, le mal est fait.
Le premier à s'être adonné à ce genre d'exercice n'est autre que le Premier ministre Rabin qui, quelques semaines après son entrée en fonctions, a cru bon de devoir remettre AIPAC (le lobby juif américain et la plus importante des organisations juives aux Etats-Unis) à sa place. Il déclara que désormais, ses activités comme groupe de pression face à l'Administration américaine ne seraient plus requises. Dorénavant, tout contact avec celle-ci se ferait directement par Israël et ses représentants. Cette approche, bien que parfaitement légitime, est-elle vraiment sensée ?
Après cette attaque contre AIPAC, déjà diffamée par l'ex-président Bush, un des leaders de l'organisation me téléphona, me rappelant l'époque où M. Shamir avait été prié de rencontrer les dirigeants de AIPAC quelques heures à peine après son arrivée aux Etats-Unis. En l'introduisant, le président de l'assemblée s'était excusé d'avoir imposé cette réunion au Premier ministre dans un délai si bref. Shamir avait aussitôt répondu: "Quand il s'agit de AIPAC, vous pouvez même me réveiller à minuit. Je serai toujours disposé à rencontrer cet éminent groupe d'hommes et de femmes remarquables."
La sortie contre AIPAC n'est pas un geste isolé. Peu après, le ministre des Finances, "Beiga" Shochat, s'est lancé dans une diatribe contre l'organisation des Bonds d'Israël, sous prétexte qu'il n'était plus économiquement viable d'offrir des taux d'intérêt plus élevés que les banques commerciales. Une fois de plus, il avait sans doute techniquement raison. Mais est-il sensé de balayer d'un revers de la main une organisation qui a fourni d'excellents résultats pendant plus de 40 ans ? Pour leur défense, les leaders des Bonds soulignèrent que leur tâche ne se bornait pas simplement à stimuler les investissements en Israël, mais également à créer un lien entre les Juifs et Israël et à les encourager à partager la responsabilité dans le développement de l'Etat.
Dans la série des coups bas, le dernier à s'être distingué est Yossi Beilin, lors d'une allocution prononcée, comble de maladresse, à l'occasion d'une conférence des dirigeants de la WIZO, dont la raison d'être est d'aider les couches défavorisées de la population. Il leur déclara de façon extrêmement crue que leur "charité" n'était plus nécessaire, qu'Israël est économiquement plus fort que bien d'autres pays dont les délégués de la WIZO sont originaires. C'est tout juste s'il ne valait pas mieux qu'ils rentrent tous chez eux et ferment boutique. Bien entendu, ce conseil était bon pour un organisme de collecte de fonds. Les personnes présentes réagirent instantanément et les sentiments de colère et de frustration empoisonnèrent l'ambiance pendant des jours et des semaines. Le Premier ministre Rabin tenta d'apaiser les tensions au sein de la WIZO en accusant Beilin d'avoir tenu des propos inconsidérés mais, là encore, le mal était fait. Depuis cet incident, m'étant rendu dans plusieurs pays, j'ai eu le loisir d'entendre divers membres de la WIZO se poser des questions sur le bien-fondé et la valeur de leur ýuvre. Les défenseurs de Beilin prétendent que l'économie israélienne est saine et qu'elle est désormais à même d'attirer des capitaux pour de réels investissements mais, disent-ils, les constants appels à la charité rendent ce type d'opérations difficile voire impossible. Il se peut que cet argument soit valable. Mais il faut alors un leadership sensé, ayant suffisamment de doigté pour introduire des modifications et non l'attitude chauvine et arrogante de Beilin et ses pairs.
Il me revient à l'esprit l'histoire qui circulait après la victoire éclair d'Israël dans la Guerre des Six-Jours en juin 1967. A l'issue des combats, il fallait trouver rapidement des sources financières afin de couvrir les frais de guerre. Moshé Dayan, qui avait été coopté dans le gouvernement d'unité nationale avec Menachem Begin, fut choisi par le Premier ministre Eshkol pour partir immédiatement à l'étranger afin d'y récolter des fonds. Bien entendu, le général borgne représentait à l'époque une attraction irrésistible et L. Eshkol était décidé à exploiter ce potentiel. Toutefois, Dayan se cabra au début, faisant valoir qu'après une victoire aussi spectaculaire, il ne pouvait décemment se présenter devant des assemblées juives à l'étranger avec la main tendue. "Impossible, déclara le général, comment puis-je me rendre auprès des communautés juives dans ces conditions ?" Lévi Eshkol lui donna cette réponse empreinte de vieille sagesse populaire: "Il faut que tu te présentes à eux comme Samson le nebbich (le pitoyable) !" C'est exactement le type de compromis qui doit être atteint aujourd'hui et dans les années à venir. Israël devenant un succès économique, il doit néanmoins toujours compter sur l'engagement, le soutien et la participation des Juifs de la Diaspora. Les communautés juives doivent comprendre qu'Israël est désormais un Etat viable, prospère et souverain, elles doivent le respecter et reconnaître que ses citoyens ont certains devoirs et certains droits, qui ne sont pas l'apanage de leurs frères juifs vivant à l'étranger.
Cela dit, il y a des domaines dans lesquels le judaïsme mondial a son mot à dire, où il mérite d'être consulté et écouté. L'un d'eux est débattu actuellement, il s'agit de l'avenir d'Eretz Israël. Cette question ne concerne pas uniquement les Israéliens, Juifs et Arabes. Elle relève de l'essence même du peuple juif, de l'existence nationale, du retour en Eretz Israël. Les Juifs ont prié pour cette terre alors qu'ils se trouvaient à l'autre bout du monde, quand elle était occupée par l'Empire ottoman, sous le Mandat britannique, lors de la présence militaire des Jordaniens, des Egyptiens, etc. En toutes circonstances, les Juifs en ont toujours rêvé et ont prié pour le retour en Eretz Israël, qui désigne précisément les régions de Judée et de Samarie aujourd'hui bradées.
En termes économiques, un Etat dont le budget se monte à 50 milliards de dollars environ, et dont l'économie s'est considérablement renforcée au cours de la dernière décennie, offre des possibilités d'investissements alléchantes. Théoriquement, un tel Etat pourrait se passer des traditionnelles contributions qui ont fait partie intégrante de l'aventure sioniste depuis le début du siècle. Mais est-il justifié de démanteler tout le système et de renvoyer de manière aussi cavalière les Juifs de la Diaspora ?
Il faut trouver un juste milieu. Les communautés juives doivent prendre conscience que l'Etat est capable d'exister sans leurs magnifiques efforts. Et les citoyens d'Israël devraient estimer ces efforts à leur juste valeur et reconnaître qu'ils ont permis la construction d'hôpitaux, d'institutions pour enfants, d'écoles, de centres de musique et de centaines d'autres projets.
Il y aura toujours lieu de développer des projets existants ou d'en créer de nouveaux, comme la Fondation Menachem Begin que je dirige actuellement. En dépit des excellentes statistiques économiques publiées dans les journaux, il est indéniable que des milliers de personnes vivent encore dans des conditions très précaires en Israël, comme dans les pays les plus riches du monde. Pourquoi ne pas améliorer leur sort en acceptant les efforts dévoués des coreligionnaires à travers le monde ?
Il faudrait créer une véritable association financière, comme celle édifiée par le biais du Projet Renouveau à l'arrivée au pouvoir de Menachem Begin. A l'époque, le gouvernement d'Israël et l'Agence juive étaient parvenus à la conclusion que les simples dons financiers des Juifs du monde entier en faveur des localités sous-développées et des citoyens défavorisés n'étaient plus suffisants; il fallait amener les diverses communautés juives à participer activement au développement de ces localités et à l'amélioration des conditions de vie des habitants.
En conclusion, je rappellerai les paroles de rabbi Akiva: "Le veau a autant besoin de lait maternel que la vache d'allaiter".