Les multilatérales
Par Roland S. Süssmann
La très large couverture médiatique de l'évolution du processus Rabin-OLP a quelque peu mis à l'ombre certains aspects des négociations de paix qui continuent entre Israël et le monde arabe. Rappelons très brièvement que la Conférence de Madrid comportait trois volets: la réunion à proprement parler, les négociations bilatérales de Washington où Israël traite séparément avec chaque pays de la région, et les négociations multilatérales auxquelles participent trente-huit pays.
Les multilatérales sont subdivisées en cinq groupes de travail chargés respectivement des questions relatives aux problèmes régionaux: l'environnement (voir SHALOM Vol.XV), l'eau (voir SHALOM Vol.XVI), les réfugiés (voir SHALOM Vol.XVII), le développement économique et le désarmement. L'idée de base est fondée sur le concept suivant: si les bilatérales aboutissent à la paix entre Etats, les multilatérales permettront de construire, avec l'aide du monde entier, un Moyen-Orient meilleur. Le but principal étant d'encourager l'investissement dans la région et d'améliorer la qualité de vie. A ce jour, la Syrie et le Liban boycottent toujours les négociations multilatérales. Contrairement aux sessions de l'ONU, toutes les décisions se prennent à l'unanimité exclusivement, à l'issue d'un processus de négociations et de convictions mutuelles.
Afin de faire une analyse complète de l'état actuel des négociations multilatérales, nous avons rencontré le Brigadier-Général FREDDY ZACH, coordinateur principal de toutes les commissions pour l'ensemble des délégations israéliennes.


Pouvez-vous en quelques mots définir la nature des négociations, ses tenants et aboutissants et surtout si oui ou non à ce jour elles ont généré des résultats concrets ?

Les multilatérales ne constituent en aucun cas un substitut aux bilatérales qui, pour une raison ou une autre, se trouveraient dans une impasse. Dans le cas où la paix n'aboutirait pas dans le cadre des bilatérales, les multilatérales resteraient sans valeur. Ceci dit, au cours des dernières réunions, nous avons constaté une évolution positive dans l'esprit, la conception et la qualité des contacts et du travail entre les délégués. La première réunion a servi, dans un certain sens, de round d'observation où nous avons fait connaissance, ceci il y a environ un an et demi. Lors de la deuxième session, il y a un an, nous avons défini les pays responsables des divers projets. Au cours de la troisième séance, nous avons établi les besoins, ordonné les études de faisabilité, mis en place des séminaires. Fin décembre 1993, nous avons entrepris la réalisation sur le terrain de certains projets.

Etes-vous satisfait de l'évolution de ce processus ?

Non, pas entièrement car, s'il est vrai que nous constatons certains développements et améliorations, dans l'ensemble, les résultats sont insuffisants. Nous nous attendions à progresser plus rapidement, à réaliser plus de choses ainsi qu'à obtenir la participation de la Syrie et du Liban. Ceci dit, je dois dire que les multilatérales ont changé de statut. Au départ, personne ne les prenait au sérieux. Elles étaient le "parent pauvre" du processus de paix, un os de compensation pour Israël, dont on attendait d'énormes concessions dans le cadre des bilatérales. Aujourd'hui, curieusement, le "parent pauvre" que sont les multilatérales ont un certain nombre de succès à leur actif, ce qui n'est pas le cas des bilatérales. Un climat de confiance et de vérité s'est installé entre les délégués. L'un des facteurs ayant contribué à l'établissement de ce climat est le résultat des contacts personnels que nous, Israéliens, avons mis un point d'honneur à créer. Le fait de parler arabe dans les couloirs aux délégués d'Arabie Saoudite, des pays du Golfe, de connaître leur langue, leur mentalité et leurs traditions, est primordial. Par ce biais, nous avons réussi à briser la glace. Nous nous sommes partagé les tâches. Chaque délégué israélien était responsable des contacts et de la coordination avec un groupe spécifique: l'un avec les USA, l'autre avec l'Europe. Etant le seul à parler arabe, j'ai tout entrepris afin d'entretenir, dès le début, des relations amicales. Sans aucune hésitation, je peux affirmer que la confiance que nous avons établie avec nos voisins arabes constitue un excellent gage pour l'avenir. Un pas très important a été franchi. En effet, les Palestiniens qui, au début, ne parlaient que de politique et voulaient utiliser les multilatérales afin d'obtenir des avantages politiques, dialoguent aujourd'hui avec les Jordaniens et les Egyptiens et envisagent même la mise en place de projets concrets.


Pratiquement, de quels genres de projets s'agit-il et comment peuvent-ils être réalisés ?

La liste des possibilités est longue et les budgets très limités. Il a donc été décidé que chaque groupe de travail adopterait des projets phare en fonction d'une liste de priorités. La France, par exemple, a été chargée de la mise en place de la construction des routes: l'une reliant Aman à Jérusalem, une autre l'Egypte, Israël et la Jordanie autour du golfe d'Akaba. Pour notre part, nous souhaitons que cette route soit prolongée vers l'Arabie Saoudite, l'objectif étant de promouvoir le tourisme. Le Japon doit développer le tourisme car actuellement, il est impossible d'organiser des circuits en Jordanie au départ d'Israël. Cela fait partie des négociations bilatérales. Dans le même esprit, il est également prévu de construire des lignes de conduites électriques permettant une entraide énergétique mutuelle entre les pays de la région. Le groupe de travail économique dirigé par les Européens vient de libérer un budget de US$.9 millions pour l'étude de faisablité de ces projets. La Grande-Bretagne est chargée de mettre au point un système bancaire régional, l'Allemagne doit établir une zone commerciale régionale devant contribuer, nous l'espérons, à régler progressivement le problème du boycott économique arabe. La Banque Mondiale gère les fonds que libèrent les différents pays.


Tous ces projets seront donc financés par la communauté internationale au bénéfice de la région et de sa population. Les habitants juifs de Judée, Samarie et Gaza en profiteront-ils ?

Selon la déclaration de principes signée à Washington, les habitants juifs des territoires bénéficieront de tous les services gouvernementaux dont profitent tous les citoyens d'Israël. Le Gouvernement israélien est responsable d'assurer la sécurité et les services aux Israéliens vivant dans ces régions. Quant aux projets mis au point dans le cadre des multilatérales, ils concernent l'ensemble de la région. Les habitants juifs des territoires font partie de cette zone au même titre que n'importe quel autre citoyen.


Pensez-vous qu'à long terme, leur situation sera meilleure qu'aujourd'hui ?

A très long terme, je dirai oui.


Ces projets sont donc uniquement gouvernementaux. Qu'en est-il de l'initiative privée ?

Elle n'est pas oubliée. Début février 1994 s'est tenu à Washington un séminaire économique privé, organisé par les multilatérales. Chaque délégation a invité vingt-cinq hommes d'affaires qui se sont rencontrés pendant trois jour afin de tenter d'établir des projets économiques et commerciaux communs dans la région.


Existe-t-il des projets précis pour l'eau et l'environnement ?

En ce qui concerne l'eau, il y a trois grands sujets: le filtrage de l'eau et le recyclage des eaux sales pour l'irrigation (dirigés par la Banque Mondiale); la récolte et la conservation des eaux de pluie (sous l'égide du Japon); le dessalement des eaux (Europe et Japon).
Quant à l'environnement, des progrès importants ont été notés dans le cadre du golfe d'Akaba. Quatre pays sont concernés, tous ayant des installations portuaires sur les rives du Golfe: Israël, la Jordanie, l'Egypte et l'Arabie Saoudite. Les risques de pollution sont énormes et une forme de coopération directe et d'entre-aide mutuelle a été décidée. Pour ce faire, chaque pays doit se doter d'un équipement identique. Début 1994, l'Egypte, la Jordanie et Israël ont commencé à coopérer afin de mettre en place des projets, notamment un système de protection des côtes de la Méditerranée afin d'éviter les pollutions marines entre Israël et l'Egypte. Autre activité du groupe de travail de l'environnement, la lutte contre la désertification et pour la floraison des déserts dont la région est si riche. Israël dispose d'une grande expérience dans ce domaine et le travail avance bien sous l'égide de la Banque Mondiale.


Le problème des réfugiés est fondamental. Ne devrait-il pas plutôt être débattu au sein des bilatérales ?

Le fait est qu'il existe un comité prévu à cet effet dans le cadre des multilatérales qui s'avère obtenir des résultats remarquables. Au cours de la dernière conférence sur les réfugiés qui s'est tenue à Tunis, nous avons constaté un changement radical d'attitude de la délégation palestinienne, même de ses membres vivant hors des territoires. Pour la toute première fois, les Palestiniens ont accepté l'idée de la nécessité d'améliorer les conditions de vie au sein même des camps de réfugiés, et ce non seulement en Judée, Samarie et à Gaza, mais également dans les camps en Jordanie, en Syrie et au Liban. La délégation a même parlé de nouveaux logements pour les résidents de ces camps, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un projet séparé, mais inclus dans un vaste programme de constructions d'habitations. Certains pays ont déjà souscrit à ce projet. Récemment, un délégué canadien s'est rendu dans les camps de toute la région, même en Syrie, bien que ce pays ne participe pas aux multilatérales.


Pensez-vous vraiment que les réfugiés palestiniens qui vivent dans ces camps depuis de nombreuses années, ont abandonné le vieux rêve du droit de retour ?

Certains l'affirment, mais personnellement, je n'en suis pas persuadé. Il est évident que quelque chose a changé et bouge, mais je ne pense pas que le fait d'accepter de vivre dans de nouvelles maisons annule ou remplace les aspirations politiques de ces populations. Ceci dit, aujourd'hui, elles acceptent des programmes de relogement à l'intérieur même des camps, ce qu'elles refusaient catégoriquement jusqu'à présent. D'autre part, de nombreux projets humanitaires en faveur des enfants et de la santé sont entrepris. Quant au comité du désarmement, il en est encore au stade exploratoire. Des rencontres et des séminaires ont lieu régulièrement, mais nous ne voyons pas de résultats concrets et, bien entendu, il n'existe pas encore de projets régionaux.


$tg:Au cours de l'année écoulée, vous avez voyagé dans le monde entier, notamment à Moscou, Beijing, Tokyo et Genève, afin d'assister aux différentes séances de travail des multilatérales. Ne pensez-vous pas que celles-ci devraient se dérouler dans la région concernée, ne serait-ce que pour faire faire des économies aux contribuables ?

Les choses évoluent très lentement, mais la conférence se rapproche progressivement de la région. En 1993 a eu lieu une session en Tunisie, où j'étais le premier général israélien à me rendre officiellement... et légalement. En 1994, presque toutes les négociations seront dans la région. Le comité pour l'eau se réunira prochainement à Oman, celui pour le contrôle de l'armement au Quatar, le Maroc recevra le groupe économique, la Tunisie abritera le comité de coordination et le Caire la commission des réfugiés. Seule la délégation de l'environnement se réunira en Hollande. Il est trop tôt pour envisager d'organiser ce genre de conférences en Israël ou en Jordanie. D'ailleurs, nous ne l'avons pas encore suggéré.


En conclusion, estimez-vous que les multilatérales sont véritablement utiles et efficaces ?

Dans la mesure où les bilatérales continuent, nous avons une chance de réussir. Si elles s'arrêtent, les multilatérales seront stoppées. Ceci dit, tout progrès obtenu dans le cadre des bilatérales a des effets extrêmement positifs sur les multilatérales et dans l'application sur le terrain des projets mis en chantier. Quels que soient les résultats, je pense que les multilatérales ne sont pas négatives pour Israël, mais constituent un excellent canal afin d'améliorer nos relations personnelles avec nos voisins directs.