Le devoir de mémoire | |
Par le Rabbin Zalman I. Posner * | |
Avez-vous déjà remarqué que les Juifs ont une sensibilité bien différente des autres peuples vis-à-vis de tout ce qui "s'est passé il y a longtemps et qui est bien loin de nous" ? Par exemple, à part les Grecs, y a-t-il encore quelqu'un qui ait un sentiment pour les Spartiates et les Athéniens de l'Antiquité ? Hormis la visite guidée de leurs ruines, les Italiens d'aujourd'hui ont-ils quelque affinité avec les Romains du passé ? Quant aux Babyloniens, ils ont simplement disparu. Et qu'en est-il du reste du monde ? A part certains historiens ou archéologues, qui pourrait éprouver quelque sentiment ou même une pensée pour les ancêtres dont le souvenir s'est perdu dans la nuit des temps ?
Pour nous, Juifs, l'Assyrie (non pas la Syrie, mais l'Assyrie), la Babylonie, la Perse, Mèdes (qui ???), la Grèce et Rome font partie de notre actualité et non pas de l'Histoire ou d'un lointain passé. Pourquoi ? Parce que nous vivons proches de ces événements et que, par conséquent, ils deviennent nos contemporains. "Proches de nous et faisant partie intégrante de notre actualité ?" Comment est-ce possible ? Nous trouvant à nouveau l'époque de Hanoucah, il suffit de demander à un enfant juif d'identifier Antiochus Epiphanes pour comprendre. Même s'il ne peut prononcer le nom de ce tyran sans s'écorcher la langue, l'enfant, sachant parfaitement de qui il s'agit, manifestera immédiatement sa répulsion pour ce scélérat. Vivait-il il y a 22 ou 23 siècles ? Aucune importance, il aurait pu vivre hier. Quant à Babylone, son souvenir est également bien présent dans notre mémoire. En effet, lors des offices de Tishea Be'av (9 Av, deuil de la destruction du 1er et du 2ème Temple), nous sommes assis parterre à la synagogue et exprimons notre deuil avec tristesse en récitant les Kinoth et le Livre de Eicha à la lumière de la bougie. Nous pleurons les ravages commis par Babylone, Rome, les Croisés, Torquémada, les pogromes, les horreurs de l'Allemagne de notre époque et de ses complices actifs ou silencieux. Pour nous, Babylone est bel et bien vivant ! L'Iran est quotidiennement présent dans les médias, mais qui se souvient de la Perse ? Pour nous, Juifs, Haman et ce clown de roi au nom impossible à prononcer correctement (Assuérus), constituent des témoins éternellement présents et faisant partie intégrante de notre patrimoine vivant. Pourim et Hanoucah constituent des paradigmes communs et actuels sur le sort de nos ennemis. Ils représentent le contrepoids à la liste interminable et innombrable de nos Tishea Be'avs. Vous souvenez-vous des jours d'exaltation, de joie et de glorification du mois de Juin 1967 ? Mais que savent nos enfants de ces temps ? Et nos petits-enfants ? Une fillette qui connaît parfaitement bien Antiochus Epiphanes sait-elle qui était Nasser ? Le terme "Guerre des Six Jours" a-t-il une signification pour elle ? Aux États-Unis, le 4 juillet est une date de toute première importance puisqu'il s'agit de la fête de l'Indépendance américaine. Mais pour nous Juifs, cette date a-t-elle une signification particulière ? Quel miracle, oui, miracle, a eu lieu le 4 juillet 1976 ? La libération d'Entebbe. Entebbe ? Combien d'enfants juifs connaissent ne serait-ce que le nom ? Mais que se passe-t-il donc avec notre sens de l'Histoire ? Comment se fait-il que nous n'ayons pas su transformer ces événements dont nous avons été les témoins en une expérience personnelle qui nous touche profondément ? Les Babyloniens de l'Antiquité nous sont aussi connus que nos voisins, les Perses et les Grecs nous sont familiers et proches. Comment se fait-il que nous ne ressentions pas cette même proximité avec des situations que nous avons vécues au cours des vingt ou trente années passées ? Le Talmud nous enseigne qu'une année après les événements de Hanoucah et de Pourim, nos Sages ont institué une fête de commémoration devant être célébrée par chaque juif à date fixe. Les émotions fortes qu'avaient engendrées ces péripéties de notre histoire furent transformées en des gestes précis. C'est la raison pour laquelle nos enfants connaissent tout de Hanoucah et de Pourim. L'envoi des Mishloah Manoth (cadeaux traditionnels de Pourim constitués d'aliments et de délicatesses telles les "oreilles de Haman"), l'allumage des bougies de Hanoucah soir après soir pendant huit nuits consécutives en ajoutant une bougie supplémentaire chaque jour, les soirées traditionnelles entre amis, la lecture de la Megilah d'Esther à la synagogue entrecoupée par le bruit des crécelles qui font du lieu de culte un pandémonium exubérant, les traditions populaires et culinaires rattachées à Pourim et Hanoucah, ont maintenu vivace et présente la mémoire de cette époque lointaine de notre histoire comme s'il s'agissait d'événements s'étant déroulés de nos jours et avec lesquels nous pouvons nous identifier. Tous ces souvenirs n'ont rien de sérieux ou de spirituel, à la rigueur on peut même dire qu'ils sont un peu superficiels ou légers. Mais c'est là que nous voyons combien nos maîtres étaient prévoyants et brillants. Ils connaissaient l'éternité et avaient compris comment atteindre et préserver pour toujours la mémoire vivante à travers les générations successives. De nos jours, comment les miracles de la Guerre des Six Jours ou d'Entebbe sont-ils commémorés ou transmis ? Le silence qu'engendre la réponse à cette question nous explique pourquoi ils sont inexorablement et progressivement oubliés. Il est vrai que la journée de l'Indépendance d'Israël et Yom Yerouchalaïm (la commémoration de la libération de Jérusalem en 1967) sont célébrées en Israël et dans de nombreuses communautés à travers le monde. Ce faisant, nous mettons l'accent sur deux des miracles de notre temps. Mais qu'en est-il de tous les autres que nous passons sous silence ? Ne devrions-nous pas tenter de prendre conscience des prodiges que nous vivons quotidiennement ? Si la meilleure façon de les commémorer est certes du domaine des autorités rabbiniques de notre temps, c'est à nous de nous assurer que ces jours-là fassent bien partie de notre almanach, afin que nombreux soient ceux qui nous posent la question: "Qu'est-ce ? - Pourquoi ce jour-ci figure-t-il sur notre calendrier ?" C'est ainsi que nous ouvrons la porte à l'explication, à la transmission de la mémoire d'alors et d'aujourd'hui. En faisant figurer sur notre agenda côte à côte les miracles de l'Antiquité et ceux de nos jours, nous transmettons une lueur d'éternité et les miracles qui eurent lieu alors à cette époque, "Bayamim Hahem - Bazeman Hazé". |