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Sommaire Éthique et Judaïsme Automne 2004 - Tishri 5765

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Un petit joint ?

Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport *
P. est un adolescent de 16 ans, élève de lycée. Il vient d’annoncer à ses parents qu’il fume de la marijuana. Non seulement il ne s’en cache pas, mais il ne semble absolument pas embarrassé et leur avoue qu’il trouve l’expérience extrêmement plaisante et relaxante; il est même convaincu que fumer améliore ses performances scolaires et contribue à sa vie sociale.
Par ailleurs, P. a également effectué quelques recherches concernant la position du judaïsme sur la consommation d’alcool et à sa grande surprise, il a découvert des sources recommandant de boire de l’alcool, même quotidiennement ! On sait que la Halakha propose de boire une coupe de vin le shabbat et les jours de fête, et même plusieurs coupes la nuit du Séder de Pessah et le jour de Pourim. Lorsque ses parents consternés objectent en mentionnant les effets secondaires de la marijuana, P. affirme que trois décennies d’études approfondies ont montré que les effets secondaires de l’abus d’alcool dépassent en général ceux de la prise de marijuana. Malgré cela, fait-il remarquer, la consommation de boissons alcooliques n’est pas interdite dans la Halakha et dans le judaïsme tant qu’on en fait un usage modéré: dans ce cas, la marijuana n’est-elle pas tout aussi permise ?
Rav Moshé Feinstein, éminente autorité halakhique du XXe siècle, décrète (Iggerot Moshe vol. 6, Yoreh De'ah section III, 35) qu’il est interdit de fumer de la marijuana et énumère six raisons justifiant cette décision:
1. Cette habitude comporte des risques pour la santé et peut causer d’importants dommages psychologiques;
2. Elle trouble les facultés cognitives de la personne et la rend inapte à remplir ses obligations vis-à-vis de D’ et de ses prochains;
3. Il est interdit de s’adonner à une pratique entraînant une dépendance physiologique ou psychologique; elle soumet l’être à un désir violent et incontrôlable qui, contrairement à l’envie de nourriture, n’est pas indispensable pour vivre normalement; de surcroît, afin de financer ce désir de plus en plus impérieux, l’homme risque de tomber dans la criminalité;
4. L’individu fumant de la marijuana cause le désespoir des siens qui s’opposent à juste titre à cette pratique;
5. Nous sommes tenus de limiter l’assouvissement des plaisirs terrestres, comme l’indique rabbi Moshé ben Nahman (Nahmanide) dans son commentaire sur la Torah (Lévitique 19, 2) et nous ne devons sûrement pas créer de nouveaux désirs;
6. Cette pratique est susceptible d’affaiblir les normes morales du consommateur, d’abolir ses inhibitions et de le conduire ainsi à transgresser les lois de la Torah.
Tous ces points paraissent très convaincants mais s’il en est ainsi, la consommation de vin et spiritueux devrait également être interdite. Les arguments contre la drogue ne sont-ils pas minimisés par le fait que le vin est non seulement autorisé mais parfois même recommandé par la Halakha ?
Toutefois, lorsqu’on examine l’attitude des Sages par rapport à la consommation du vin, on s’aperçoit qu’ils soulèvent des objections similaires à cette pratique. Dans le Talmud (traité Berakhot 40a), rabbi Méir affirme que l’arbre interdit, dont Adam mangea le fruit, était en fait une vigne, étant donné que «ce qui provoque chez l’homme le plus de lamentations est le vin», comme il est écrit (Genèse 9, 20-21): «Noa’h, d’abord cultivateur, planta une vigne. Il but de son vin, s’enivra et se mit nu dans sa tente.»
D’après cette opinion, reprise sous diverses formes en plusieurs endroits dans le Talmud et le Midrash, le vin – ou l’alcool – et ses effets débilitants pour l’esprit sont la cause première de tous les maux et de toutes les misères de la société humaine. On peut lui imputer la chute d’Adam, premier fondateur de la race humaine, et celle de Noa’h, son second fondateur, au moment précisément où D’ accorde au monde une deuxième chance, après le Déluge.
Il ressort du commentaire de rabbi Méir que tout ce qui est mauvais dans la pensée de l’homme ou dans ses actes, doit être attribué uniquement à une espèce de délire provenant soit d’une substance chimique, soit de l’imagination même de l’être humain. Tant que ses facultés sont intactes et que sa perception du monde environnant n’est pas déformée, son jugement rationnel orientera ses pensées et ses actes selon la volonté divine. Par conséquent, les phénomènes physiologiques ou psychologiques causant une altération de l’esprit sont responsables de tout le mal et de toutes les «lamentations» de ce monde. Ce raisonnement n’est pas sans rappeler les principaux arguments contre l’usage de la marijuana cités plus haut.
Dans le même ordre d’idées, la loi mentionne l’ivrognerie au sujet du fils rebelle et futur délinquant (Deutéronome 21, 18-21). La Mishna (Sanhedrin 70b) dit qu’un garçon «ne devient pas un fils libertin et rebelle, à moins qu’il ne mange de la viande et ne boive du vin». Elle poursuit (id. 71b) en déclarant que «le fils libertin et rebelle est jugé en prévision de sa destinée ultime et il vaut mieux qu’il meure innocent plutôt que de le laisser devenir coupable (de délinquance et de crime)». Parce que la consommation de vin troublera son jugement moral au point qu’il ne connaîtra plus de limite pour satisfaire son penchant.
Si la Halakha se montre tellement sensible aux dangers de l’accoutumance et de l’abus d’alcool, comment se fait-il que la loi juive nous propose de boire du vin le shabbat et les jours de fête ? Comment justifier le passage suivant du Talmud (traité Pessahim 109a): «R. Yehouda ben Batira enseigne: Lorsque le Temple existait, il n’y avait pas de réjouissance possible sans viande, comme il est dit ‘Tu y feras des sacrifices rémunératoires et tu les y consommeras; tu te réjouiras en présence de l’Éternel ton D’’ (Deutéronome 27, 7). Mais maintenant que le Temple n’existe plus, il n’y a pas de réjouissance possible sans vin, comme il est dit, ‘le vin réjouit le cœur de l’homme’ (Psaumes 104, 15).» Il est vrai que le vin cause une sensation de bien-être et nous met de bonne humeur, mais il provoque également une baisse de l’attention et de la mémoire même lorsque nous en buvons en quantité modérée.
Afin de résoudre cette apparente contradiction, examinons une antinomie similaire dans un autre domaine. Selon Maimonide, l’homme ne doit pas mettre sa vie en danger (Lois sur le meurtre et la préservation de la vie, chap. 9, 5) et s’il transgresse cette loi, il est passible de flagellation. Toutefois, il est autorisé à exercer une activité comportant un certain danger pour sa vie si c’est là son gagne-pain (Baba Metsia 112a, Iggerot Moshe ‘Hoshen Mishpat section I, 104). Le besoin d’assurer l’existence matérielle justifie-t-il le mépris de la vie humaine ?
La réponse à cette question est la suivante: à partir du moment où une activité est reconnue par la société comme gagne-pain acceptable, elle n’est plus considérée comme un geste de mépris de la vie. Des dispositifs de sécurité sont mis en place, des méthodes d’opération sont développées afin de minimiser les risques, etc. Depuis qu’Adam a été chassé d’Eden, la vie dans le monde réel est devenue peu sûre et assurer sa subsistance comporte des difficultés. Il y a un taux de risque acceptable et permis dans certaines professions mais il est strictement interdit d’exposer sa vie inutilement, pour le plaisir d’une sensation forte ou par simple imprudence. Il est également interdit de travailler, même pour gagner sa vie, dans un lieu où les normes de sécurité au travail ne sont pas appliquées de façon satisfaisante.
Nous pouvons considérer l’apparente contradiction concernant la consommation de vin de manière semblable. L’être humain n’est pas toujours au meilleur de sa forme, raisonnant avec clarté et affichant une constante bonne humeur. Le rythme effréné de la vie moderne ou certaines circonstances le troublent parfois, ou le rendent même déprimé. Le vin peut apaiser ces tensions et permettre à l’homme de reprendre ses esprits de même qu’une consommation modérée de café maintient son esprit en éveil. Mais s’il s’adonne à la boisson au point de s’enivrer totalement, il est coupable de négligence envers son esprit. Un tel penchant est susceptible de provoquer un état second qui donne libre cours à la concupiscence et au mal. La tradition juive séculaire et ses coutumes sociales éprouvées forment le cadre délimitant la consommation de vin adéquate et socialement acceptable. Ce cadre offre des dispositifs de sécurité en accord avec les valeurs sociales de modération et avec les idéaux de la Torah, qui régissent le jugement moral et la façon de se réjouir avec D’.
La consommation régulière de vin par un adolescent «libertin et rebelle», qui ne se soumet pas à la tradition transmise par ses parents, est sanctionnée parce qu’elle sort de ce cadre; de même, boire de l’alcool en société ou en solitaire en dehors des pratiques religieuses juives équivaut à l’abus d’alcool provoquant «la misère du monde». Pour toutes ces raisons et par analogie, fumer de la marijuana est strictement interdit.

* Le rabbin Shabtaï A. Rappoport dirige la yéshivah «Shvout Israël» à Efrat (Goush Etzion). Il a publié entre autres travaux les deux derniers volumes de «Responsa» rédigés par le rabbin Moshé Feinstein z.ts.l. Il met actuellement au point une banque de données informatisées qui englobera toutes les questions de Halakha. Adressez vos questions ou commentaires à E-mail: shrap@bezeqint.net.

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