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Sommaire Art et Culture Printemps 1994 - Pessah 5754

Éditorial - Mars 1994
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Scribes et imprimeurs

Par Jennifer Breger
Lorsque nous évoquons l'image de la femme juive dans le passé, ce n'est certainement pas en tant que scribe ou imprimeur que nous l'imaginons. Pourtant, il y a eu autrefois des femmes scribes et imprimeurs, et cet aspect de l'histoire juive mérite d'être évoqué. Les femmes juives scribes étaient chargées de copier les textes religieux avant l'apparition de l'imprimerie. Nous ne parlons pas des activités d'un "sofer" traditionnel. Selon la Halacha, une femme ne peut pas être "sofer", elle ne peut pas participer à l'écriture des rouleaux de la Torah, d'une mezouza ou de tefillin (phylactères).
Le Talmud (Gittin 45b) dit que seuls ceux qui sont soumis au port de tefillin sont qualifiés pour écrire les rouleaux sacrés. Que le cas de la Megillah d'Esther soit ou non inclus dans cette limitation est un concept qui ne fait pas l'unanimité. Sarah Oppenheim, fille de David Oppenheim, Grand-Rabbin de Prague et "Landersrabbiner" de Bohème, collectionneur renommé de livres et de manuscrits (dont la collection fut ultérieurement vendue à la Bibliothèque Bodleian d'Oxford), avait copié une Megillah au début du XVIIIe siècle. Apparemment, certains rabbins avaient accepté que ce texte soit destiné à la lecture publique.
Le rôle des femmes consistait surtout à copier les Bibles et les textes rabbiniques. Dans différents textes, on cite une femme copiste du nom de Paula, issue de l'importante famille Anavim ayant vécu à Rome au XIIIe siècle. Il existe aussi un Pentateuque du XIVe annoté par une femme de Sana, au Yémen, mentionnant: "Ne me condamnez pas pour les erreurs que vous pourriez trouver, car je suis une nourrice. Miriam, fille de Benayahu, scribe." Une autre femme du nom de Frommet Arwyller offrit une copie du Code rabbinique, le Kitzur Mordechaï, à son époux en 1454. Sur le manuscrit figuraient ces mots: "Cette copie a été écrite par Frommet, fille d'Arwyller, pour son époux, Samuel Ben Moses, en 1454."
Dans le domaine de l'imprimerie, le judaïsme ne prévoit aucune restriction à l'égard des femmes. Certaines ont participé à la réalisation de toutes sortes de livres dès l'aube de l'imprimerie hébraïque.
En 1477, la marque typographique de l'éditeur d'un livre hébreu intitulé "Behinat Olam", imprimé à Mantoue, stipulait: "Moi, Estellina, femme de mon honorable époux Abraham Conat, ai écrit ce livre "Behinat Olam" avec l'aide de Jacob Levi de Tarascon." Manifestement, Estellina Conat n'a pas écrit ce livre, ýuvre éthique rédigée en hébreu au cours de la première moitié du XIVe siècle par Jedaiah Ben Abraham Bedersi. Par contre, elle a participé à son impression et à sa complète élaboration. Elle a utilisé le terme "... écrit", car le mot "imprimé" n'existait pas encore dans le vocabulaire hébraïque.
Jusqu'au XIXe, l'imprimerie était une entreprise familiale et les époux travaillaient souvent ensemble. Mais c'est surtout après le décès de leur mari que les femmes jouaient un grand rôle. Le deuxième livre en hébreu daté et imprimé à Piove di Sacco, près de Padoue, est l'un des premiers exemples. Le premier volume de "Arba'ah Turim" de Jacob ben Asher fut imprimé en 1475 par Meshullam Cusi et sa famille. L'imprimeur mourut peu après, mais sa veuve Devorah ainsi que leurs deux fils continuèrent l'impression des deux volumes suivants. Après que les fils aient été emprisonnés par les autorités, Devorah acheva elle-même d'imprimer le dernier volume. Au dos du livre, elle ajouta une complainte en vers sur les tragédies de sa famille. A Naples, la fille de Joseph Gunzenhausen dirigea son imprimerie pendant un certain temps après le décès de son père en 1490.
A dater de l'époque d'Estellina Conat, il y eut de nombreuses femmes imprimeurs, dont les noms avaient paru en tête de livres ou sur des colophons. Une liste fait état de plus d'une cinquantaine d'ouvrages, mais il y en eut certainement davantage. Il est difficile d'en faire le compte exact puisque tant de livres en hébreu ont été perdus et détruits au travers des siècles, leurs auteurs ayant été expulsés et persécutés.
Nous avons connaissance, par d'autres sources, de livres ayant totalement disparu. Ainsi, bien qu'aucun des livres imprimés par Juan de Lucena, un marrane, n'ait subsisté à ce jour, il est considéré comme le premier imprimeur de la Péninsule ibérique. Des archives de l'Inquisition espagnole l'accusent d'avoir imprimé, avec quatre de ses filles, des livres hébraïques dans le village de Montalban et à Tolède avant 1480. En 1485, une de ses filles confessa aux inquisiteurs qu'elle avait aidé son père à imprimer des livres en hébreu. "Je m'accuse d'avoir enfreint la loi en aidant mon père à imprimer en hébreu, péché que j'ai commis alors que j'étais une jeune fille dans la maison paternelle." Près de 50 ans plus tard, une autre fille d'imprimeur fut condamnée à l'emprisonnement à vie après une confession similaire.
Dans la plupart des pays séfarades, on ne trouve aucune trace de la participation des femmes à l'imprimerie, bien qu'il y ait eu de grands centres d'imprimerie à Salonique, Fez, Izmir et Andrinople. Il y a pourtant une exception à signaler, Dona Reyna Mendes. Fille de Dona Gracia Mendes, la célèbre commerçante et philanthrope marrane qui vint à Constantinople en 1553, elle était l'épouse de Don Joseph Naxos, l'un des hommes les plus importants de l'Empire Ottoman. Au décès de son époux, les autorités confisquèrent pratiquement tous ses biens. Avec ce qu'il lui restait, Dona Reyna créa une imprimerie à Belvédère, près de Constantinople, et déménagea deux ans plus tard à Kuru Cesme, un faubourg de Constantinople. Elle publia au moins quinze livres en hébreu et, fait intéressant, pendant le court laps de temps qu'elle dirigea son imprimerie, elle avait l'unique imprimerie de tout Constantinople. Dona Reyna ne bénéficia donc d'aucun soutien de corporations d'imprimeurs ou de mécénat. L'imprimerie en langue hébraïque avait existé à Constantinople dès 1493, puis avait cessé. Après le décès de Dona Reyna, son entreprise ferma ses portes et plus aucun livre en hébreu ne fut imprimé jusqu'en 1638. La première imprimerie turque à Constantinople date de 1729.
Plus tard, en Europe, de nombreuses femmes s'adonneront à l'imprimerie, et un regard sur quelques-unes d'entre elles ouvre une "fenêtre" sur la vie des femmes juives du passé. Peut-être les plus touchantes furent-elles deux typographes, Ella et Gela. Elles étaient les filles d'un imprimeur itinérant du nom de Moses, un converti au judaïsme, qui avait travaillé comme employé imprimeur puis créé sa propre imprimerie dans différentes villes. En 1696, Ella, qui travaillait dans l'imprimerie de son père à Dessau, ajouta sur le colophon d'un ouvrage en rimes yiddish: "Ces lettres yiddish, je les ai disposées de mes propres mains. Ella, fille de Moses de Hollande. Le nombre de mes années ne dépasse pas neuf, moi l'unique fille d'une famille de six enfants. Si vous trouvez une erreur, s'il vous plaît, rappelez-vous que cela a été composé par une enfant." Ella partit l'année suivante à Francfort sur-Oder travailler avec son frère à l'impression d'une édition du Talmud. Quelques années plus tard, sa sýur Gela faisait de la composition de pages pour son père à Halle. Dans un livre de prières imprimé en 1710, elle écrivit:
"De ce beau livre de prières du début à la fin, j'ai disposé les caractères de mes propres mains, moi, Gela, fille de Moses l'imprimeur, et dont la mère était Freide... Elle m'a mise au monde parmi 10 enfants: je suis une jeune fille de moins de 12 ans."
Nous ne mentionnerons que quelques-unes des nombreuses femmes imprimeurs de l'Europe de l'Est. A Lemberg (Lvov), il y eut beaucoup de femmes imprimeurs juives au XIXe siècle. Cette ville devint un centre pour l'impression de livres juifs qui étaient ensuite distribués à travers l'Europe de l'Est et les Balkans. Jusqu'en 1782, date à laquelle les autorités autrichiennes chargèrent les imprimeurs hébreux de Zolkiev (petite ville voisine de Lemberg) de relâcher la censure, l'impression en hébreu avait été inexistante à Lemberg. L'un des imprimeurs de Zolkiev, Judith Rosanes, assuma le travail de l'imprimerie seule avec son mari avant qu'il ne décède et avec certains de ses cousins également imprimeurs. En 1782, elle déménagea à Lemberg et créa sa propre entreprise. Elle épousa le rabbin Hirsch Rosanes, grand érudit et rabbin de la ville. Elle imprima au moins cinquante livres. En réalité, elle fut la première femme juive à imprimer des livres hébraïques sur une base commerciale pendant une longue durée. Le nom de Judith Rosanes était tellement connu comme imprimeur de textes hébraïques qu'au milieu du XIXe, lorsque les autorités interdirent la publication de livres hassidiques, les imprimeurs usurpèrent son nom afin de laisser croire que l'impression des livres était bien antérieure. Les épouses des deux cousins de Judith Rosanes se consacrèrent aussi à l'imprimerie après le décès de leurs maris. Il s'agit de Chaya Taube, épouse de l'imprimeur Aharon Madpis, et de Tsharni Letteris, épouse de Ze'ev Wolf Letteris. Tsharni Letteris reçut la permission officielle de retourner à Zolkiev en 1793 et travailla dans l'imprimerie pendant au moins dix-neuf ans. La belle-fille et la petite-fille de Judith Rosanes se chargèrent également d'impression à Lemberg. Le fils du premier mariage de Judith Rosanes ýuvra dans l'imprimerie à Lemberg de 1799 à 1827. A sa mort, sa femme Chawe maintint l'activité de l'entreprise jusqu'en 1849. Quand elle mourut, sa fille Feige reprit les rênes et travailla dans l'imprimerie jusqu'en 1854.
La femme juive la plus renommée en tant qu'imprimeur dans la seconde moitié du XIXe fut Pesel Balaban. Pendant que son mari était en vie, elle travaillait très activement, mais ce n'est qu'après sa mort qu'elle donna de l'expansion à l'imprimerie en publiant des éditions de grande qualité de textes halachiques tels que le Schulchan Aruch.
L'une des imprimeries juives les plus renommées au monde à la fin du XIXe fut celle de la "Veuve et des frères Romm" à Vilna. La famille Romm avait commencé à imprimer en 1799 et persévéra dans l'imprimerie jusqu'en 1940. C'est sous la direction de Devorah Romm que la firme connut son plus grand succès. Son mari, qui l'avait auparavant dirigée, mourut en 1860. Elle resta seule, à l'âge de 29 ans, avec la charge de six enfants plus un septième d'un mariage antérieur. Elle dirigea l'affaire et l'agrandit en y associant ses beaux-frères jusqu'en 1903. Elle fut une partenaire dynamique, travaillant très dur: aidée par son père au début, c'est elle qui prenait les décisions importantes, l'entreprise se développait bien et fournissait des milliers de livres parmi les meilleures éditions. Elle eut la sagesse d'engager un directeur littéraire plein d'initiatives. L'édition Romm du Talmud babylonien des années 1889 fut une référence dans l'imprimerie hébraïque, et cette édition devint un modèle pour toutes celles qui suivirent. Après le décès de Devorah Romm, la firme déclina et fut vendue.


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